[Extraits de AGO, portrait séquencé de Tony Chicane.]
1. RESTES D’UNE DESTITUTION
1.1.1.
Il y a quinze ans je m’appelais encore Pravimé Lubova.
Depuis, mon nom a changé.
Née partiellement déniée et prématurée en Ethiopie,
j’ai grandi dans mon premier pays : la Bulgarie de Todor Jivkov.
Je vis et travaille dans mon deuxième pays : la France
actuellement de Nicolas Sarkozy.
Passée d’Est en Ouest sans trop savoir pourquoi
je fus considérée
noire en Bulgarie en raison de ma peau mate ;
je dus souffrir ensuite longtemps
le droit de demeurer en France.
Aujourd’hui tous mes papiers sont en harmonie ;
y sont inscrits mes nom et prénom nouveaux :
Tony Chicane.
1.1.2.
Il y a une centaine d’année ma famille était l’une des plus riches,
des plus riches et plus connues,
de Sofia ; j’ignore précisément et toujours comment.
Riches puis destitués de leurs biens
lorsque fut institué un régime communiste,
les membres de ma famille durent un à un composer
avec les nouvelles conditions communes
sans jamais devoir apprivoiser la misère.
A l'exception de quelques centaines de grammes d’or
fondues par le frère de mon grand-père,
emprisonné pour cela,
et les revenus bien vite taris de menues valeurs placées en France,
le patrimoine familial entier fut accaparé
par l’Etat nouveau qui exhorta les enfants de ma génération
à être « Toujours prêt ! »,
mais toujours prêts à quoi ?
Du capitalisme, de l’argent, de leurs mécanismes,
jusqu’à présent tout ou presque m’échappe.
1.1.3.
Juste après la chute du régime proto-communiste,
confondu année après année à un Etat policier
avide de crimes élucubrés,
advînt la « grande restitution »
dans un bain de capitalisme étatique
devenu sauvage sous contrôle mafieux.
Les membres de ma famille encore en vie
commencèrent à récupérer leurs biens
par droit naturel, magouilles et batailles juridiques
menées ou non jusqu’à leur terme.
Les bribes de mon histoire familiale me concernent maintenant
de proche en proche moi qui partis,
l’ancien régime à peine effondré,
à la recherche d’un avenir émancipé
des objets enviés à l’Ouest,
des niveaux de vies sempiternellement mis en balance,
et d’un mimétisme dévastateur.
1.1.4.
Alors que je reviens à la Mer Noire
pour la première fois depuis treize ans,
plus que jamais j’estime
l’égalité politique et économique indispensable
entre nous tous êtres humains
habitants la Terre.
_
2.2.0.
J’ouvre les yeux :
{1} n’est pas plus effrayant que {2}
qui n’est pas plus effrayant que {20134i22353}
ou que la multiplications des nombres transfinis.
Allongé sur la plage qui jouxte l’île Besnard,
alors que je creuse le sable de mes pieds,
d’incroyables formes nuageuses
accompagnent de longs courriers
épanouis sur fond de vagues qui claquent.
Le vide est le leurre de l’argent du beurre.
Le vide, ça n’existe pas ; le vide, il n’existe plus
qu’au paradis des nombres.
Ce dont on a peur
c’est de se retrouver à la rue, sans logis, sans bouffe, sans argent,
et se sentir comme une merde
abandonnée au fond d’un chiotte
pas même emporté par un volant d’eau conçu pour ça.
Si y’a pas d’argent, y’a pas d’argent.
2.2.4.
Une bombe en date de la deuxième guerre mondiale
aurait-elle récemment éclaté et dévasté le sémaphore
encore à moitié planté au sommet de la presqu’île
dont les chemins tracés autrefois pour y accéder
sont maintenant entièrement couverts par des herbes sauvages ?
Aux jumelles, les vestiges trahissent plutôt un incendie
dont la nature est sans doute connue de tous les quotidiens du coin.
Préférer déclencher des guerres
entre gentilles personnes
aux états de paix lamentables
défaites du mépris, de la trahison ou de l’indifférence
entre gentilles personnes
ne m’aidera pas de suite à chialer
car je ne parviendrai jamais à formuler précisément
ma colère ;
être social je le suis.
Et si sur l’absolue nécessité parfois de déclarer la guerre
à mes ennemis
je pourrais gloser une éternité de fois,
j’arriverais invariablement à la même conclusion logique :
plutôt assumer les conséquences multiples d’une guerre dégueulasse
que vivre des aventures multiples
sans présent qui chante.
2.3.0.
Dans l’interminable file d’attente de la gare nouvelle de Saint-Malo,
je réalise une fois de plus notre idiotie commune.
Tels des animaux menés à l’abattoir par la boucherie industrielle,
nous tous sacrifions notre pouvoir économique et ses instruments
sur l’autel d’un temple de l’argent dont peut-être seulement
quelques-uns des plus malins savent le tabernacle vide.
La Commune, plaît-il, jadis a échoué
de ne pas s’être emparée de la Banque de France :
personne n’aurait-il donc retenu la leçon
d’une histoire qui dorénavant s’achète et se vend ?
Nous tous serons démocrates, égaux et libres le jour où
l’argent et ses mécanismes capitaux nous appartiendront.
Pour le moment… vite ! un guichet vient de se libérer ;
ma pensée mutilée s’active : il s’agit d’acheter deux billets
pour rentrer à Paris dans un TER bondé.
3.1.0.
La tête penchée par la fenêtre, je passe
des rues de Rome au dôme d’Alexander Nevsky :
toujours je reviens à Sofia.
Enfin chez moi !
Cela fait dix ans que je n’ai pas dormi chez mes parents,
peut-être parce que je n’ai pas de temps et donc pas assez d’argent ;
le temps m’échappe et d’autres en ont… plus que moi ?
Mais non ! Le temps, nous le massacrons en réunions
qui ne servent qu’à dégrader notre être économique même.
Dois-je alors persévérer pour ne pas réduire ma vie à un gain
mesuré par la fréquence de mes trajets entre mes proches et moi
ou rejoindre les méandres des multiples sonneries de réveils-matin ?
Dans cet appartement de rêve traversé par le soleil de part et d’autre,
vieilleries inestimables et infâmes icônes contemporaines
se mélangent ; je parie en ce matin où tout,
absolument tout, m’émerveille,
des câbles envahissant les greniers remplis
de planches à dessin
à l’ascenseur en marche par l’opération
du saint esprit de ses usagers,
que jamais personne ne pourra y produire
autant d’amour que ma famille y a produit d’argent
à moins que l’industrie du porno l’investisse pour perpétuer
la tradition devenue millénaire consistant à imposer au régime
de l’amour celui de l’argent.
Des fenêtres bordées de plantes et cactus, mon regard se disperse,
balloté entre d’excroissants espaces vitaux construits en bois
au-dessus d’habitations en tout genre et des Geländenwagen blanches,
Mercedes de préférence, car ici comme partout au monde
la marque à l’étoile est symptomatique
de notre époque politico-économique.
A table aussi mes repères sont brouillés :
pots de yaourts, mûres, myrtilles, cassis et Bounty
se disputent mes envies
le temps d’apprendre que Madonna, venue honorer ces fans de Sofia,
a perdu connaissance à deux reprises il y a quelques jours
lors d’un concert au stade Vasil Levski
où bientôt se jouera le derby Lokomotiv vs. CSKA
dans une ville quadrillée par la police.
3.1.2.
Côte à côte, en plein centre de jungle Sofia
aux trottoirs souvent défoncés,
j’ai découvert résumés deux mille ans d’histoire :
une banque commerciale et une ancienne église clandestine
aménagée en sous-sol.
Pénétrer la deuxième est, en 2009, beaucoup plus facile
même si le quidam peut toujours courir avant
d’accéder à leurs chambres fortes.
Inutile de désespérer
tant leurs temples respectifs, sacrés, sont vides
et les crédos de leurs fans repris à la Françaises des jeux :
« Une chance donnée c’est une chance de gagner. »
S’il s’agit de gagner je veux bien jouer
et miser mon existence entière
sur la multiplication des pains,
la transformation de mercure en argent,
aujourd’hui, maintenant, à la seule échelle qui vaille :
nous serons bientôt neuf milliards.