L’avenir c’est du passé en préparation.
Pierre Dac
Ce livre est formidable. J’en ai consciencieusement fait la lecture. C’est un roman littéralement urgent. C’est dans l’absence d’événement que ce livre registre ce dont il est noirci, sans la moindre idée de ce qu’il renferme ou de ce qu’il révèle. Il contient un corps, sans réelle forme humaine et néanmoins pourvu d’un visage. Très vite on peut distinguer des yeux, un nez, des oreilles et des cheveux apparents. Visage sans visage, on découvre une élégie du corps à la seconde personne, page après page un trouble s’installe dans une insignifiance rejetée tantôt par le fondement même de la littérature, tantôt par une écriture rédactionnelle radicalement précise. Le livre ne finit pas. Il n’a ni début ni fin. C’est dans cet interstice que s’installe le clair obscur d’un langage dénudé par ses propres effets de style. C’est un roman que l’on lit sans plaisir spécifique. Une limite de l’évanouissement intellectuel qui décrit un cercle autour de son corps à la manière d’un travelling où l’on aura ôté l’objectif de la caméra, provoquant la brûlure immédiate de la pellicule par la lumière. Il est constitué de deux boucles simultanément projetées. Ce livre est aussi un étonnant documentaire sur le roman contré par un nouveau roman où les mots-ellipses se mêlent et se dédoublent dangereusement. Le lecteur est impliqué dans un stimulus historique dont il doit se défaire pour retrouver sa propre organisation de lecture et rebouter ses repères primordiaux. Une analyse absolue de ce premier roman n’apporterait rien de plus à une seconde lecture car les paragraphes chapitrent les nouvelles, la prose subordonne la rhétorique préliminaire. Là où le blanc subvertit les blocs et laisse place à une entreprise de principe et d’oubli, renversant parfois des passages inaperçus. Car c’est aussi en décrivant quelques scènes en filigrane que l’auteur s’inscrit clairement comme reporter hors-norme, vif de redistribuer ce qu’il s’est approprié dans ses livres de chevet.
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Inédit et scabreux, le premier roman d’Émile Lato nous immerge dans l’épouvante la plus totale. À la limite de l’acceptable et de la censure, ici point de brume, pas de cimetière ni de ruelles étroites mal éclairées. Chaque phrase renvoie au décor sombre et rougeoyant d’un théâtre gore. L’auteur décrit les ambiances souterraines avec un scalpel d’une précision implacable : “une opération à cœur ouvert, assistée par ordinateur, commandée par des anthropophages ventriloques...” On l’aura deviné, l’histoire se déroule vers la fin du vingtième siècle, là où l’incohésion fait rage. Le style d’Émile Lato s’alimente de frissons voire de sueurs froides, provoque des tremblements nerveux jusqu’au bout des ongles au moment de tourner la page. Certains chapitres de ce roman n’auraient pas laissé indifférent Howard Philip Lovecraft, ainsi recommandé aux âmes sensibles et désireuses de déambuler dans ce vaste labyrinthe synthétique aux vitres teintées d’apparitions anaérobiques.
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Auteur de nombreux essais de science-fiction sur la téléportation, Clémentine Clémentz embarque le lecteur de ses dernières nouvelles pour un voyage multi-directionnel. Un voyage à travers la galaxie, à travers le mouvement spatio-temporel qui donne au sujet une sensation de vitesse constante, d’une apesanteur littéraire non sans humour. L’auteur galope à volonté entre la réalité et un monde virtuel doté d’incroyables possibilités technologiques intersidérales. Paradoxe de l’acuité progressiste, les repas ingérés par les acteurs de l’ouvrage restent essentiellement rudimentaires, les pilules nutritives sont passées de mode. On vous donne quelques recettes de bases dont celle du pain azyme, composé de farine, d’eau et d’une pincée de sel, pour vous préparer à ce bref parcours semé de rebondissements inattendus.
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Au départ un changement de vie est énoncé. Ce court récit/roman se divise en deux volets. Dans le premier, Jérôme, narrateur du livre, déménage au cœur d’une métropole, ce qui provoque un grand bouleversement, lui qui vivait jusqu’alors dans une chambre de bonne à la périphérie de cette grande ville jamais citée. Une fois installé, il se poste derrière les fenêtres de son nouvel habitat et observe attentivement le mouvement extérieur des passants. Il décide d’exploiter ce nouveau passe-temps par des descriptions minutieuses et littérales de leurs expressions et attitudes. Il se prend facilement à ce jeu littéraire jusqu’à imaginer des caractères anonymes. La fatalité veut qu’il tombe éperdument amoureux d’une femme bien plus âgée que lui sans même la rencontrer. Le second volet touche le mouvement et le désir ponctué de discrétion violente. Jérôme entame l’écriture du scénario d’un film. Une fiction se trame derrière sa timidité puérile, et il se consacre corps et âme à faire revivre l’instant où cette femme est apparue à ses yeux. Finalement, entêté dans ses fantasmes en quête d’abstraction, Jérôme s’efface de cet itinéraire de créateur et confie son ébauche de scénario à un ami réalisateur…
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Le sujet est simple, le résultat limpide. Le récit éparpille le rôle du temps, page après page, jeu sur et avec l’astuce de la lecture. Son argument n’est autre qu’un mur invisible où seraient inscrites de délicates ponctuations venues d’un esprit clair. Content de lui-même, il délivre un message dans l’espace considéré comme néant – ou alors vierge – d’où surgissent de courtes histoires, de petites séquences arrêtées à leur suffisance formelle. La langue évolue dans la continuité d’un univers singulier, prend en compte les écarts du pas tout à fait mis en regard avec les intrigues accessibles par de multiples clonages sans cesse mis en exergue. Natacha Polder emprisonne l’âme vagabonde. À la limite du cri sans son que l’on perçoit dans les rêves agités, ce silence laisse transparaître une avalanche de diversions désuètes. Quant au service minimum, en deuxième partie de livre, elle se demande ce que lui réserve l’avenir en éliminant l’ostentatoire.
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Près de deux décennies après la mort de sa femme un homme abandonne son quotidien, sa vie de rentier pour s’engager dans la marine nationale. N’ayant pas le physique suffisant et présentant une différence d’âge notoire, il doit affronter les pires humiliations auprès de ses camarades de classe. Passages à tabac et abus sexuels sont liés à son effondrement mental. Le capitaine du navire le transporte à l’infirmerie. Là, il plonge dans un sommeil profond. À son réveil, un commis cuisinier se tient à son chevet et lui conseille de débarquer incognito au prochain port. En l’occurrence, Malaga. L’homme s’en remet à sa volonté mais une forte amnésie prend le dessus. Sa mémoire récente s’émiette sous l’effet du choc. Remis sur pied, il profitera d’une permission pour déserter l’équipage. La valisette qui l’accompagne ne contient que le strict minimum. Après plusieurs jours de déambulation dans la ville portuaire, il rencontrera l’âme sœur qui lui rappelle étrangement, par sa morphologie (les descriptions sont extrêmement précises) son ex-femme à l’époque de leur première rencontre. Un véritable conte de fée prend forme au fil du courant. Le capitaine du navire le fera porter disparu auprès des autorités territoriales.
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Dans un livre érudit et vif, J.-P. Nadrouge tente de démontrer que pour être pérenne l’interactivité doit être expansive. On considèrera avec circonspection l’auto-représentation technologique constante relayée par une modernité captive, vif essor cependant indécis et mobile. Préoccupé de décrypter une légitime différence des genres d’une production discursive en son terrain de prédilection : l’image de synthèse en trois dimensions sur CD-Rom. Les jeux de combats à sensations sont restitués par le biais littéraire sans aucune illustration. Les créatures abstraites et simplifiées combattent des moulins à vent aux allures d’animaux sophistiqués. Par opposition, le mouvement éclaté s’associe à une communication téléchargée, l’habillage d’ensemble se référant à une simulation amplifiée de l’intelligence artificielle.