Froger John

Lâcher la pelle et le marteau - John Froger
 

Entre deux mondes je ne cesse d’être. Je m’en vais leur dire merde à ces deux-là. Sans ces deux mondes, mes mains seront vides, n’auront plus ces deux murs épais à pousser. Mon regard embrassera l’étendue du monde. Sans doute je ressentirai comme un vertige et je tomberai. Je resterai là un moment à goûter l’herbe, le goudron, la poussière, le lino… ce qui se présentera-là à ma bouche, à mon corps. Avant de me redresser et d’avancer. Sans œillères. Sans lunettes. Sans prothèse ni protection. Une immensité au paysage flou qui fout la trouille. Un vaste chantier sans maître d’œuvre. Putain ! Par quoi je commence. Lâcher ce que je tiens encore. Bon. Je me présente. Bonjour. Oui. Excusez-moi. J’avais la tête ailleurs. Voilà. J’y suis. Rassemblé. Enfin. Je parle. Nous parlons. Quelque chose va pouvoir commencer. Commençons. Le téléphone vibre dans ma poche. Là tout de suite je ne peux pas vous répondre. « Numéro privé. » Désolé là maintenant c’est un chantier public. Rappelez aux heures de fermeture. Être tout entier à l’œuvre sans en faire une nouvelle obsession. Sans besoin de remplir. J’imagine très bien que ce soit possible. Mais je vois très bien qu’hier c’était encore tout à fait impossible. Non. Justement non. C’était le monde d’hier. Comme lorsqu’on croyait que la Terre ressemblait à une galette bosselée entourée d’océans. On croyait qu’on pouvait atteindre les limites du monde alors qu’on entrevoyait seulement les limites de notre imagination. L’orgueil humain, lui, était illimité. Il l’est encore, déplacé. L’homme s’exprime en se mesurant au monde. À croire que la liberté d’expression est née d’un corps de femme. Et que l’homme l’a réduite à son orgueil. C’est con. Surtout c’est toujours navrant d’écrire, sachant bien qu’on ne parle que depuis soi mais avec tout de même l’ambition d’en sortir, et de s’entendre dire par soi-même qu’on ne fait que rendre plus important son sujet. Rien de tel pour vous couper l’herbe sous le pied. Rien de tel pour inhiber la liberté d’expression que vous mettiez au travail. Vous cherchiez à parler librement, sans vous cacher, sans vous répandre non plus, et vous vous retrouvez encore à vous mesurer au monde. Je retrousse mes manches. Du temps, j’en ai. Je mesure là où j’en suis. Et je vais, faisant quoi je ne sais, mais sachant désormais que rien de vivant pour moi ne se fera sans toi.

John Froger - Nantes - 1 Juin 2009
Ce que je vois - John Froger
 

Un regard enveloppé d'un drapé vert. Du vert et du noir. Un drapé qui couvre le visage pour ne laisser voir que ce regard dont j'ai oublié les yeux. C'est fou comme il faut que je me concentre pour me souvenir de la couleur des yeux de qui que ce soit ! Toujours un doute. Mon regard fuyant. Vers le monde. Non. Pas son ciel éblouissant où l'œil voyage sans jamais pouvoir se fixer. Non. J'ai regardé le monde d'en bas où l'œil se fixe, où le regard est pris, où le regard se perd, où le regard en arrive parfois à se dégoûter du monde. Et j'ai fermé les yeux.

C'est fou comme on peut se rendre aussi inaccessible qu'une image ! Des visages comme les objets, comme toutes ces images dont les rues sont remplies. Beaucoup de bruit. Des mots sur des images. Et la pensée qui en rajoute. Des mots qui parlent manquent cruellement dans ce brouhaha d'images. J'ai besoin qu'on me parle. J'ai besoin que ça parle.

J'ai pris la parole. J'ai dansé ce que je ne pouvais pas dire. Ma parole ! Je n'ai jamais été aussi seul, non, je ne me suis jamais senti aussi seul qu'en prenant cette parole-là qui manquait cruellement de mots. Comment ai-je pu ne pas pleurer cette solitude intérieure toutes ces années ? Où étaient mes larmes ? Dire qu'elles auraient peut-être obligé ma parole à sortir des chemins où elle se terrait, bien à l'abri de ces regards qui savent écouter. J'ai gardé mes larmes pour ne pas avoir à parler, pour rester une image. Inaccessible. Pour m'enterrer vivant dans avec pour mon mystère.

Donner une parole au silence. Comme si la Loire ne suffisait pas. Comme si l'immensité du ciel et de la mer ne suffisait pas. Comme si un regard ne suffisait pas. Comme si l’orgueil aveuglait.

Je regarde la danse et je parle. Je regarde la vie et je parle. Je dis ce que je vois, crois voire, pense voir ou n'ai pas vu. Prendre le risque de parler. Enfin. Ma parole.

Comment peut-on laisser quelqu'un tranquille quand même il le demande alors qu'il est là, alors que sa présence silencieuse nous appelle et nous intrigue ? Toutes ces fois où je retiens ma parole. Je ne les compte pas. Si encore j’étais trop attentif à laisser la place à la parole d’autrui. Et comment ne pas voir toutes ces fois où l'autre ne me parle que pour se vider, se décharger d'une obligation, d'une politesse, d'un besoin ? Comment ne pas voir toutes ces fois où l'autre me parle sans désir ? Je ne le vois que trop, que je suis trop sensible. Une parole expédiée, même souriante, est une parole expédiée, blessante. Sans retour possible. Une parole prise par le besoin. Comme un chien qui aboie.

J'ai besoin qu'on me parle, que le désir parle. C'est fou comme je retiens encore ce désir que j'ai de parler ! Comme si je n'arrivais pas à lâcher mon jeu avec la folie alors que je n'y crois plus. Comme si le jeu de la danse cherchait encore à se mêler à chacun de mes mots. Comme si j'étais encore pris par ce regard obsédant, par mon regard sur ce regard. Et pourtant, je vois mieux cette obsession du regard qui m'empêche de voir mon désir de dire ce que je vois avec des mots qui parlent, qui s'échangent, se prennent pour d'autres, s'emmêlent, se disputent, s'emballent, s'enthousiasment et voyagent bien au-delà de l'étendue de mon regard.

 

John Froger - Nantes - 8 février 2009
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