Allez, maintenant, écris. Sot. Crétin. Prétentieux. Écris donc, le oui. Une phrase, puis deux. Trois. Oui. La page. Oui. Le livre. Oui. En entier. D’un trait. Allez te dis-je. Maintenant, écris. Cesse de te faire prier. D’attendre que je te brusque. Cesse de dormir. De tourner autour du pot. D’attendre l’occasion. Écris, maintenant. Oui. Tu en rêves. Tu t’en réveilles la nuit. Tu y penses en mangeant, en te douchant, en t’endormant, en te réveillant, en travaillant, en conduisant. En lisant aussi. Tu as entre tes mains les mots d’un autre, une œuvre patiemment élaborée, des années de labeur peut-être, je n’en sais rien, et tu penses à toi. Ton attention quitte le livre, l’histoire pourtant captivante, et tu reviens à toi. Comme si tu chutais entre chaque ligne, comme si tu dérapais à chaque fin d’un mot. Comme si le retour à la ligne n’avait été inventé que pour te permettre de t’échapper. Comme si ces glissements ne conduisaient qu’en toi. En tes envies. En tes obsessions. Écris. Tu n’attends que le prétexte. Je te l’offre. Crétin. Fat. Orgueilleux. Idiot. Souffre-douleur. Gratte-papier. Écrivaillon. Misérable. Miséreux. Écris. Noircis ta page, maintenant. Lâche tes mots. Ose. Avance-toi. Va. Gaspille ton encre. Ton papier. Use tes yeux à scruter un écran d’ordinateur. Bousille-toi le dos, courbé sur ta chaise. Ne lève pas ton regard vers la fenêtre. Tu ne sortiras pas. N’iras pas te balader. Écris jusqu’à la crampe. La douleur. Sans relever la tête. Jusqu’au torticolis. Écris. Je te l’ordonne. Stupide. Toi qui n’a pas lu Proust en intégralité. Ni Huysmans, Kerouac et Dos Passos pour ne citer que ceux dont on t’a parlé aujourd’hui. Tu as beau en lire un à deux par semaine, matin, midi et soir, entre les repas, ils sont trop nombreux. Jamais tu ne les connaîtras tous. Benêt. Imbécile. Incompétent. Incapable. Écris, ignare. Inculte. Arriéré. Tu attends quoi ? Maintenant, c’est oui. Le oui. Tu peux y aller. Tu veux une autorisation écrite ? Écris quand même. Rajoute tes phrases aux kilomètres déjà écrites par des milliers avant toi. Cette route. Ce labyrinthe. Ce dédale où tu te perdras de toutes façons. Renonce à tes complexes. Nul ne sait dénicher la sortie. Surtout ceux qui se vantent de la connaître comme leur poche. Surtout ceux qui claironnent être au dehors. N’écoute pas ceux qui veulent t’enseigner l’architecture du dédale. Ceux qui te pointent une prétendue issue. Qui sont-ils ces pédagogues prodigieux ? Des qui ont creusé un petit trou dans un mur. Des qui sont spécialistes de l’excavation patiente et laborieuse. Des qui ont triché. Des qui t’affirment avec prestance et assurance que tu dois tourner à gauche. Prendre par ici. Bifurquer en ce lieu. Emprunter telle traverse. Escalader cette cloison. Rebrousser chemin. Éviter cette voie. Suivre leur voix. Ne les écoute pas ces vendeurs d’espoirs préfabriqués. De méthodes en kit. Ne les écoute pas te dis-je. Crétin. Mouton. Apeuré. Avance en ligne droite ou tu sentiras mon fouet. Personne ne connaît le plan d’ensemble du labyrinthe. Il est infini, vois-tu. C’est pour cette raison que peuvent toujours naître de nouveaux mots, de nouveaux livres. C’est pour cette raison que la littérature croît. Les hasards, les événements, les circonstances, la publicité, la fortune, les relations, le travail de sape, la minutieuse ténacité favorisent un jour une route. Dis-toi bien que ce n’est que provisoire. Que les chemins empruntés aujourd’hui ne sont pas ceux qu’il faudra prendre dans une heure. Que l’herbe repousse après le passage du soc. Qu’il existe d’innombrables déviations. Et que le but n’est pas de découvrir la sortie. Le but est de se perdre. Nul n’a jamais atteint l’orée du dédale. Alors gravis la montagne. Console-toi, poses tes pieds là où tu le souhaites. Allez, assez tardé, maintenant, vas, glisse par hasard. Le sol s’éboule parfois sans que tu ne puisses y faire quoi que ce soit. Avance. Marche. Creuse. Prends garde à bien m’obéir. Au doigt et à l’œil. Au pied de la lettre. Idiot. Demeuré. Voilà ce que tu es. Un demeuré. Quelqu’un qui reste là. Qui a peur de mettre un pied devant l’autre. Quelqu’un qui aimerait bien, mais qui n’a qu’une seule peur : qu’on lui dise « maintenant, le oui », qu’on lui propose d’y aller vraiment. Te sens-tu unique ? Inouï. Exceptionnel. Ne vois-tu pas que sans un peu de violence chacun n’aspire qu’à demeurer. Ne plus bouger. La tentation de l’immobilisme. Du repos. De l’inaction. Plus tard, le peut-être. Voire le non. Le syndrome de l’eau stagnante. Tout le monde en rêve. Le gel. La pétrification. Les statues de sel. Tout le monde. Les biens assis comme les mal logés. Tous des demeurés. Sans un bon coup de fouet nul n’avancerait plus. Alors debout. Le stylo à la main, la page à dévaler. Puis l’autre. Et une troisième page. Et encore une autre. Ainsi de suite. Tu n’auras droit à te rasseoir qu’à la fin du texte. Et encore. Pour si peu de temps. Je serai encore là. Je ne laisserai pas la rouille te ronger, te gripper. Tu ne te débarrasseras de moi qu’au prix d’un trop douloureux renoncement. Alors marche. Courbe l’échine. Reçois les coups qui pleuvent. Et qui pleuvront. Et qui pleuvront. Dis-toi bien que les coups valent mieux que l’indifférence. Que le silence. Que le sommeil. L’arrêt. Fixe-toi une règle : ne te demande pas si ce que tu écris est important. La réponse est non. Rien ne l’est. Cesse de penser. C’est bien mieux ainsi. Préférable. Cesse de ressentir. D’éprouver. De discerner. D’avoir honte de lire si peu. D’avoir honte d’être autant imprécis. De ne pas savoir ce que tu veux. De ne pas soupçonner la destination de ta marche forcée. Tu verras bien assez tôt ce qui t’attend au sommet de la colline. Tu découvriras vite, trop vite ce qui te pousse, te fait trébucher. Qui plante les épines. Avance maintenant. Nul. Crétin. Abruti. Sot. Monomaniaque. Insomniaque. Toi qui vis dans le rêve. Dans l’expectative. Dans le désir. Dans l’idée. Dans le besoin de savoir l’idée de l’autre. Mets tes mots. Là. Oui. Ose une bonne fois les déposer. Et marcher sur eux pour traverser au sec cette page. Ce texte. Les textes à naître. La vie. Omets. Désapprends. Les interrogations, les remises en question. Les prises de tête. Les prises de bec. Les prises de force. Les prises d’assaut. Les erreurs. Les terreurs. Les peurs. Les pleurs. Oublie la joie aussi. La vérité. La vanité. L’espoir. Oublie tout. C’est bien mieux. C’est préférable. C’est vital. Sois en entier dans le glissement du stylo sur la page. Dans tes doigts sur le clavier. Dans la ligne d’encre qui se diffuse et tache de noir le blanc déprimant de la feuille. Dans l’avancée d’une phrase repoussant une barre verticale vers la droite, sur l’écran. Laisse couler les mots hors de toi. Ne regarde pas en arrière. Ailleurs. Vers les côtés. Ignore ceux qui font comme toi. Ignore les célèbres, les maudits. Les souffre-la-faim. Les parvenus. Ceux qui partent. Ceux qui se perdent. Ceux qui semblent partout. Ceux qui montrent du doigt. Ceux qui veulent convaincre. Vaincre. Guider. Présider. Prédestiner. Ne perds pas ton temps. Les routes sont question de mode. Les modes se superposent, s’évitent, se combattent. Avance sans les voir. Crétin. Ne les écoute pas. Laisse-moi te décrire comme tu es véritablement : timide orgueilleux apeuré troublé pusillanime hésitant. Victime de la mode qui consiste à laisser croire que chaque individu puisse être un artiste. Fashion victim. Gavé par les médias. L’illusion égalitaire. Communisme culturel. Mets une bonne fois pour toutes tes questions sans importance sur la table. Tes intimes craintes. Convoque la longue liste de tes tourments. Aligne les interrogations. Provoque la succession de ces idées qui te gênent comme l’écharde plantée dans le pouce. Je vais t’aider. 1 - Écrire, même le plus intime, c’est condamner ses émotions à la banalité. 2 - Tout a déjà été écrit par d’autres. 3 - Ce texte est un exercice vicieux et masochiste : clamer ses faiblesses pour mieux nourrir son orgueil. 4 - Tes mots ne changeront pas le monde. Pas plus le tien que celui de quiconque. 5 - Écrire sur l’écriture ce n’est pas vraiment écrire. Tu es une sorte de faussaire qui finit par s’autoconvaincre de sa sincérité. Tu sens, cela fait du bien de cracher tes inquiétudes, de recevoir les coups. Ne pense plus. Pose tes pieds. Va. Ne cherche pas à cogiter. À douter. Pas plus à être. Fait ! Ne te demande pas à partir de quand des mots posés sur une feuille deviennent de la littérature. Ne cherche pas à savoir ce que tu écris. Ne tente pas de légitimer ton flou. Rien ne justifie que tu nommes cette phrase poème. Tu as beau les savoir, les écrivains, les écrivants, les poètes, les auteurs, les romanciers, les dramaturges, les faiseurs de littérature générale, les bricoleurs de littérature spécifique, les essayistes, les penseurs, tu as beau avoir lu les classiques, t’être aventuré dans les avant-gardes, avoir fréquenté les revues, entrapercevoir certains des enjeux. Flairer les disputes, les courants, les contre-courants. Les tendances et les écoles qui ne se nomment plus comme cela. Savoir que la littérature s’entiche de définitions à l’emporte-pièce. [Écrire, c’est chercher l’immortalité. Écrire, c’est recolorer le monde. Écrire, c’est réimaginer sa vie. Écrire, c’est marteler la syntaxe. Écrire, c’est rompre les rythmes. Écrire, c’est faire naître une voix. Écrire, c’est etc... La littérature n’est qu’affaire de disposition plastique des mots dans la feuille. La littérature doit introduire de fulgurantes accélérations. La littérature doit rester fidèle à l’histoire. Non, à la description d’une histoire. Non, à la description d’un personnage. Non, à la description d’une phrase en train de s’écrire]. Non, la littérature ne décrit rien. La littérature n’est pas servante, vois-tu. L’essentiel est d’arrêter de penser et d’y aller. Maintenant. Oui. Si tu ne chasses pas les questions, jamais tu me mettras un mot devant l’autre. Tu trébucheras toujours sur tes incertitudes. Tu remettras à demain. Et même une fois lancé, il faut oublier tout sauf le texte qui s’écrit, il faut maintenir le oui. N’écoute pas ceux que tu fréquentes. L’un t’explique que la poésie rend publique les plus enfouies des expériences intérieures. L’autre que tout est affaire de violence à l’encontre du verbe. Ne les écoute plus. Gare ! Stupide. Mouton. Fat. Vaniteux. Peureux. Trouillard. Brebis. Vache. N’entends-tu pas ce qu’ils te disent. Ici celui qui prône de laisser ton regard glisser au hasard. Là, cet autre qui ne jure que par l’association d’idées. Et celui-ci qui clame que les enjeux modernes de l’écriture sont dans la forme et non dans l’analyse. Cette voix, par ici, qui beugle que le langage pour être littéraire doit brusquer ses rythmes par des subites ac- et décélérations. Et ces deux qui se battent. Écoute leurs arguments. C’est l’histoire qui compte, tiens ! Prends ça ! Non. C’est la façon d’écrire. Tout est dans le style. Dans la forme. Et vas-y que je te tape dans le ventre. Que je te débine en public. Que je te cite des plus gros que moi. Des plus volumineux. Tiens, écoute ce grand poète dont la biographie commence à prendre de la place sur les étagères qui te confesse, sec, intraitable, que le roman est mort. Te voici écrasé dans ton élan, toi qui allais lui avouer en écrire, du roman. Tu ne dis rien. Crétin pétri de lâcheté. Le mieux pour toi est de boucher tes oreilles. De ne pas entendre celui qui ne croit plus qu’à l’oralité, celui qui crie que le théâtre est mort, celui qui pleure la fin de la poésie, celui qui enterre le roman. Et la nouvelle. Et qui tire un dernier boulet haineux sur le corbillard. Le mieux pour toi est de te boucher les oreilles. De lire pour ton plaisir. Et d’avancer. Maintenant. Tu ne peux savoir si tu es dans le juste. Nul ne peut s’accorder sur le juste car tous le définissent. Alors marche. Oui. La force du oui, penses-y. Nul. Minable. Mollasson. Traînard. Pâteux. Paresseux. Loir. Et crache tes mots. Là. Sur cette feuille ou cet écran. Regarde un peu ce que tu fais. Vois où tu poses les pieds. Tu pourras toujours convoquer tes idées et dresser des bilans imaginaires ce soir en t’endormant. Pour l’heure, tu dois faire. Et tant mieux si tu ne sais pas ce que tu fais. Idiot. Déficient. Nul. Insignifiant. Éponge. Raté. Ratureur. Coupeur de cheveux en quatre. Trembloteur. Tâcheron. Laisse ce texte sortir de toi. Ne regarde pas sur le bas-côté. Ils sont trop nombreux. À te voir passer. Souriants. Compatissants. Ironiques. Ou pire. Suant la sollicitude. Prompts au conseil : à ta place... je n’ai pas très bien compris pourquoi... si j’étais toi... je n’ai pas aimé cet aspect... Et ils rôdent avec des idées, des propositions, des envies, des réclamations. Et toi, bonne pâte, pauvre con, sociable, tu assures le service après-vente. Tu bredouilles, te justifies. Plaisantes même. Souris à tes propres espoirs. Radotes. Rabotes le mot qui blesse, ponces la plaie, ôtes l’écharde. Parfois noies l’ensemble dans les eaux boueuses de tes remords. Avance te dis-je. Ne cherche pas celle qui viendra éponger ton front brûlant. Évite celui qui te tend la main alors que tu trébuches. Marche. Tombe. Casse-toi la gueule. Saigne des genoux. Ton sang n’appartient qu’à toi. Va. Méfie-toi de ceux qui sont déjà passés par là. Ils ont défriché un chemin qui n’est pas le tien. Pire. Méfie-toi surtout de ceux qui te sont sympathiques. Ceux que tu admires. Qui s’entassent dans ta bibliothèque. Redoute lorsque tu les croises et qu’ils te sourient. Tremble d’effroi. Fuis te dis-je. Suiveur. Marcheur du dimanche. Randonneur des sentiers balisés. Explorateur de pacotille. Routier d’autoroute. Endurcis-toi. Renforce-toi. Encarapace-toi. Ne crois qu’en tes jambes. Ne cherche pas à déterminer si tu en fais assez. Si tu es courageux. Si tu devrais écrire chaque jour. Ne tente pas de définir clairement ton ambition. À bien y réfléchir tu n’es pas même certain d’en posséder une once. Va donc. Fais. Tu parleras après. Cesse de suivre des modèles. Des on dit. Des on croit. Des il faut. Laisse glisser le stylo, libère tes doigts sur le clavier. Ne retiens pas ta main. Regarde le ciel et décris-le si c’est cela que tu veux aujourd’hui. Déploie chaque ourlet de nuage, tends des lignes, fixe l’apex et trace, si haut, quelques phrases inédites. Découvre deux-trois choses dans l’exercice. Fais un poème de ça si tu le souhaites. Entre dans ton fantasme que tu juges si ringard. Que tu n’oseras sérieusement évoquer devant personne. Fais-le vraiment si telle est ton envie. Oublie le jeu si strict, les masques qui jamais ne tombent. Nul n’avouera avoir rêvé à l’identique. Il serait regardé avec condescendance. Mais fais-le si tu as envie. Va. Ne te demande pas à quoi bon. Quelle originalité. Quelle nécessité. Quelle modernité. Cesse de te poser des questions de peintre. Tu ne veux pas de mots naturalistes décrivant la réalité. La vieille littérature est morte voici deux siècles. Alors ? En charger les couleurs [Impressionnisme. XIX° siècle]. Renoncer à la narration, à l’enchaînement précis des phrases [Abstrait. Début XX°]. Accélérer les phrases puisque la modernité est vitesse [Futurisme. 1920]. Utiliser des mots déjà écrits par d’autres [Ready-Made. 1930]. Pilonner le support, déchirer la page [Support-Surface. 1970]. Tes préoccupations sont déjà âgées, toi qui as rêvé d’écrire un texte à l’encre blanche sur une feuille blanche [Malevitch. 1920]. Ou bien, cesse. Arrête d’écrire. Stoppe. Freine. Force-toi au début. Lutte. Résiste. Cache les cahiers, les crayons comme le fumeur cache les briquets et les paquets. Débranche l’ordinateur. Revends-le carrément. Sois radical. Prône que la littérature est morte si cela peut t’aider. Fanfaronne en société. Puis habitue-toi. Peu à peu. Oublie. Sincèrement et profondément. Oublie ce vain combat contre des mots indifférents. Non ! Tu te raidis. T’insurges. Ne veux pas que. Tu vois. Tu veux continuer. Maintenant. Le non te fait horreur, tu veux écrire, tu choisis le parti du oui. Le oui. Tu n’as pas besoin de mes invectives. Orgueilleux. Prétentieux. Rogue. Suffisant. Tu fais semblant d’avoir peur. Tu veux paraître héroïque. Sisyphe roulant sa pierre. En réalité un piètre cailloux dans ta poche. C’est ta méthode pour te motiver. Ton truc. Ton astuce boiteuse. Pour te faire mousser. T’admirer dans la glace. Traîne-savate. Ramasse-miettes. Pue-la-sueur. Gagne-petit. Pouilleux de pacotille. Marchand de toc. J’aurais dû m’en douter. Écrire et faire lire sont deux actes d’un extraordinaire orgueil. Quelle arrogance de croire que tes phrases sont importantes et doivent être figées sur le papier. Et se propager. Et rencontrer un lecteur. Et enfanter leur progéniture. Non mais. Tu te crois où ? Au cirque pour faire un tel numéro ? sur scène ? face aux projecteurs ? dans le cône lumineux d’une poursuite de théâtre ? au cinéma où l’écrivain est représenté souffrant, la goutte de sueur à son front ? exalté ? criant dans les rires moqueurs ? whisky sur la table ? défendant son oeuvre avec passion ? avec fureur ? avec les griffes ? les ongles ? le sang ? Toi-même n’es pas dupe. Tes yeux te trahissent. Une lueur moqueuse que tu ne peux contenir. Une ironie retenue à grand peine. Alors cesse de geindre. De trébucher sur des gravillons. De racler le sol poussiéreux avec tes pieds. De scruter les faces. Les visages. Les gens sont venus en ville pour faire leur marché. Pour aller au médecin. Pour boire un coup au café. Pour parler du monde. Pour se promener. Pour se séduire. Pour s’abandonner. Pour s’aimer. Pour se déchirer. Pour lire les affiches sur les murs. Pour changer d’air. Pour quitter leurs appartements étouffants. Pour tenter une rencontre. Pour ne plus être seuls. Ils ne sont pas venus pour toi. Le jeune homme. Pour te contempler passer. T’acclamer. Pour savoir si tu vas tituber. Si tu vas grimacer de douleur où relever dignement le buste. Va. Crétin. Monomane. Stupide. Ne les cherche pas. Ne les regarde pas. Tu avances pour toi. Peut-être l’un d’eux verra la trace estompée de ton pas dans la poussière. Et encore. C’est loin d’être sûr. C’est même tout à fait improbable. Trop nombreuses sont les galeries du dédale. Trop fourmillants les explorateurs. Un de plus ou de moins n’y changera rien. Mégalomane. Maniaque. Emphatique vaurien. Qu’as-tu cru dans ta misère ? Dévoyé. Que tu allais éclairer la route ? Inepte. Tu brilles moins qu’un charbon au fond du poêle éteint. Butor. Tu es tellement obscur que tu ne projettes plus d’ombre. Pas l’ombre d’une ombre. Néant dans le néant. Nuit dans la nuit. Obscurité opaque et obtuse. C’est-à-dire rien. Tout bonnement rien. Tu ne provoques pas un sourire. Pas une larme. Tu vacilles, moulines des bras, récupères un équilibre, chavires encore. Branles. Butes. Tombes. Et on s’en fout. Alors avance. Pose tes pieds au sol. Pour toi. Pour sentir le contact de la terre. Dans le fond tu ne sais pas ce que tu écris. Tu alignes des mots à la sauvette. Au petit bonheur. Crétin. Esprit embrouillé. Stupide confus. Va donc et cesse de remuer cette glaise impropre. Elle te colle aux doigts. T’alourdit. Te plaque au sol. Il lui manquera toujours ce minimum nécessaire permettant de la modeler. Trop grasse ou trop sèche. Je ne sais pas et ne veux pas le savoir. Arrête un peu veux-tu ? Non, pas de marcher. Surtout pas. Va plus vite. Arrête de t’interroger. Mais force le pas. Feignant. Noie tes questions dans la marche. Dans l’impulsion. Foule les écoles, les tendances, les mouvements au pied. La mode est affaire de tête, je ne te parle que de tes jambes. Si tu transpires. Si tu pues. Si tu as chaud, c’est que tu ressens les effets bénéfiques du cheminement. Prends le frais. Déleste-toi un peu de ce que tu sais sur la littérature. De ces tonnes de papier que tu portes sur ton dos. Qui t’isolent douillettement. Qui te protégent de tout contact. Dévêts-toi. Tombe les essais, les écrits prestigieux, les pensées, les biographies, les romans que tu admires. Tu as besoin de vent sur ta peau. Déshabille-toi. Ne conserve que ce strict minimum qui te protégera de l’impudeur. Et encore. C’est à toi de voir. Je ne te forcerai pas à te mettre nu. Tu sais bien pourtant que d’autres l’ont fait. Avec plus ou moins de sincérité. En gardant parfois un ultime et trompeur habit couleur chair. Allez. Ouste. Mets au vestiaire ces papiers lointains t’encombrant. Ne t’inquiète pas. Tu peux garder un ticket de consigne. Ou le code du casier. Comme à la piscine. Tu les retrouveras tes lectures envahissantes. Tes chefs-d’œuvre cossus. Tes petits Dieux dans leurs niches de papier. Tes souvenirs touchants. Tes réflexions aiguës. Tes incompréhensions répétées. Tes ambitions enfouies. Tes amours. Dès que tu le souhaites, tu reviens à la consigne et tu reprends ton barda. Les livres que tu as chéris. Ceux qui t’ont influencé. Ceux que tu as haïs. Ce que tu n’as pas compris en te promettant d’y revenir un jour. Ceux dont tu conserves une histoire. Ceux qui t’ont offert un système. Un effet de style. Une esthétique. Une issue. Une impasse. Ceux que tu promets à plus tard. Ceux qui t’ont soutenu comme ceux qui t’ont maintenu la tête sous l’eau. Ils sont à toi. Là. À portée de main. Personne ne remettra en doute ton droit légitime de propriétaire. Tu les as mérités. Tu les as lus alors que tu aurais pu te promener, aller au foot, dormir. Apprendre le piano. Ils sont à toi. Ils sont toi. Mais par pitié néglige-les alors que tu te risques à cheminer. À acheminer tes propres phrases. Ne vois-tu pas qu’ils t’étouffent. T’empêchent d’avancer. Stupide. Masochiste. Quelle idée de tasser tous ces kilos et kilos de papier imprimé dans un sac à dos avant de partir. Écoute ce conseil : voyage léger. Conservateur. Kleptomane. Tête folle. Étourdi. Voyage léger. Pose tout ça tu vas délester tes épaules d’un incroyable fardeau. La trace des sangles qui a meurtri tes chairs va s’estomper doucement. Laisse le sang affluer. Tu sens les picotements. Tu allais te sectionner les bras à force. Te rompre le dos. Arrête de te scier les muscles. Tu me fais penser à ces gens qui partent en camping avec leur entière maison soigneusement pliée à l’arrière de leur voiture. Les fauteuils, la table, les verres, le robot ménager, les pots de fleur, le poisson dans son bocal, la télé et l’armoire en plastique. Tout télescopique, démontable, gonflable. Tout, de peur de manquer d’une seule chose. Tu es pareil. Un peu de dénuement et de courage. C’est la même chose. Dépose ces modèles embarrassants. N’idolâtre pas tant le rythme d’untel, la syntaxe de celui-ci, les expériences de tel autre. Les verbes de celui-là. Sois neuf. Pauvre. Espèce d’imbécile déjà usé. Vieillard. Gâteux. Déliquescent. Impotent. Dégradé. Décrépit. Refuse l’atavisme. Perds la mémoire. Voilà, maintenant deviens totalement sénile. Sincèrement. Condamne-toi à l’amnésie. C’est pour la bonne cause. Le parti du oui, tu te souviens ? N’essaye plus de savoir si tu t’ennuieras à te relire. Ce n’est pas grave. Va, je te l’ordonne et prends garde à mon fouet. Je suis, là, je marche avec toi, pose mes pas dans les tiens. Je porte et supporte en secret les mêmes fardeaux, trébuche aux mêmes obstacles. Nous sommes liés par de biens lourdes entraves. Nos chevilles sont mâchées, rougies. Va, stupide sot. Ne te demande pas ce que vaut ce texte dont tu perçois enfin l’issue. S’il n’est pas exagéré. Romantique. Adolescent. Puéril. Marche. Il te reste bien des kilomètres à parcourir. L’écriture n’est pas encore là. Ce texte n’est qu’un fragile agglomérat de questions stupides et profondes. De questions à toi. L’écriture n’est pas encore là te dis-je. Ces prises de tête sans grande importance n’en sont que le prélude. Allez. Va. Les échauffements sont terminés. Maintenant que tu t’es posé toutes ces questions tu peux te mettre à écrire. Oui.
Les luttes éteintes
plus aucun bruit
un silence presque parfait
un clapotis
une mer à l’étale
sans un mouvement
une vaste surface immuable et sans bornes
et ceux qui nagent en silence
ceux qui nagent pour survivre
qui pourtant hier encore citaient ironiquement le vieux Beckett
« Car je me suis toujours dit : Apprends à marcher d’abord ensuite tu prendras des leçons de natation »
plus le choix
plus de recours à l’ironie
nager et avancer
ceux qui s’immobilisent saisis par le froid
ceux-là coulent
ils sombrent sous la surface calme
ils ont perdu la lutte
peut-être ont-ils renoncé par lucidité
comme ces marins qui préféraient ne pas savoir nager
pour abréger leurs souffrances en cas de naufrage
d’autres font de grands mouvements têtus opiniâtres
quelque chose les pousse à espérer
à guetter les moutonnements l’horizon
une rive ?
rien pourtant n’est moins certain
mais ils nagent presque joyeusement
décomptant dans leur tête le passage du temps
pourtant la cause est la même
inexpliquée
et les gestes reviennent au même
deux fuites
deux destinations
deux échappées peut-être illusoires
ne pas se laisser faire (quitte à se tromper)