Entre deux mondes je ne cesse d’être. Je m’en vais leur dire merde à ces deux-là. Sans ces deux mondes, mes mains seront vides, n’auront plus ces deux murs épais à pousser. Mon regard embrassera l’étendue du monde. Sans doute je ressentirai comme un vertige et je tomberai. Je resterai là un moment à goûter l’herbe, le goudron, la poussière, le lino… ce qui se présentera-là à ma bouche, à mon corps. Avant de me redresser et d’avancer. Sans œillères. Sans lunettes. Sans prothèse ni protection. Une immensité au paysage flou qui fout la trouille. Un vaste chantier sans maître d’œuvre. Putain ! Par quoi je commence. Lâcher ce que je tiens encore. Bon. Je me présente. Bonjour. Oui. Excusez-moi. J’avais la tête ailleurs. Voilà. J’y suis. Rassemblé. Enfin. Je parle. Nous parlons. Quelque chose va pouvoir commencer. Commençons. Le téléphone vibre dans ma poche. Là tout de suite je ne peux pas vous répondre. « Numéro privé. » Désolé là maintenant c’est un chantier public. Rappelez aux heures de fermeture. Être tout entier à l’œuvre sans en faire une nouvelle obsession. Sans besoin de remplir. J’imagine très bien que ce soit possible. Mais je vois très bien qu’hier c’était encore tout à fait impossible. Non. Justement non. C’était le monde d’hier. Comme lorsqu’on croyait que la Terre ressemblait à une galette bosselée entourée d’océans. On croyait qu’on pouvait atteindre les limites du monde alors qu’on entrevoyait seulement les limites de notre imagination. L’orgueil humain, lui, était illimité. Il l’est encore, déplacé. L’homme s’exprime en se mesurant au monde. À croire que la liberté d’expression est née d’un corps de femme. Et que l’homme l’a réduite à son orgueil. C’est con. Surtout c’est toujours navrant d’écrire, sachant bien qu’on ne parle que depuis soi mais avec tout de même l’ambition d’en sortir, et de s’entendre dire par soi-même qu’on ne fait que rendre plus important son sujet. Rien de tel pour vous couper l’herbe sous le pied. Rien de tel pour inhiber la liberté d’expression que vous mettiez au travail. Vous cherchiez à parler librement, sans vous cacher, sans vous répandre non plus, et vous vous retrouvez encore à vous mesurer au monde. Je retrousse mes manches. Du temps, j’en ai. Je mesure là où j’en suis. Et je vais, faisant quoi je ne sais, mais sachant désormais que rien de vivant pour moi ne se fera sans toi.
Lâcher la pelle et le marteau - John Froger
John Froger - Nantes - 1 Juin 2009