— Il y a plutôt là deux conceptions de la science, formellement différentes ; et, ontologiquement, un seul et même champ d'interaction où une science royale ne cesse pas de s'approprier les contenus d'une science nomade ou vague, et où une science nomade ne cesse pas de faire fuir les contenus de la science royale. À la limite, seule compte la frontière constamment mobile. Chez Husserl (et aussi chez Kant, bien qu'en sens inverse, le rond comme « schème » du cercle), on constate une très juste appréciation de l'irréductibilité de la science nomade, mais en même temps un souci d'homme d’État, ou qui prend parti pour l’État, de maintenir un primat législatif et constituant de la science royale. Chaque fois que l'on en reste à ce primat, on fait de la science nomade une instance préscientifique, ou parascientifique, ou subscientifique. Et surtout, on ne peut plus comprendre les rapports science-technique, science-pratique, puisque la science nomade n'est pas une simple technique ou pratique, mais un champ scientifique dans lequel le problème de ces rapports se pose et se résout tout autrement que du point de vue de la science royale.
— La médecine, une science à la fois royale et à la fois nomade, tu dirais ça ?
Silence.
— La riposte de l’État, c'est gérer les chantiers, faire passer dans toutes les divisions du travail la distinction suprême de l'intellectuel et du manuel, du théorique et du pratique, copiée sur la différence « gouvernants-gouvernés ». Dans les sciences nomades autant que dans les sciences royales, on trouvera l'existence d'un « plan », mais ce n'est pas du tout de la même façon. Au plan à même le sol du compagnon gothique s'oppose le plan métrique sur papier de l'architecte hors chantier. Au plan de consistance ou de composition s'oppose un autre plan, qui est d'organisation et de formation. À la taille des pierres par équarrissage s'oppose la taille par panneaux, qui implique l'érection d'un modèle à reproduire. On ne dira pas seulement qu'il n'y a plus besoin d'un travail qualifié : il y a nécessité d'un travail non qualifié, d'une déqualification du travail. L’État ne confère pas un pouvoir aux intellectuels ou concepteurs, il en fait au contraire un organe étroitement dépendant, qui n'a d'autonomie qu'en rêve, mais qui suffit pourtant à retirer toute puissance à ceux qui ne font plus que reproduire ou exécuter. Ce qui n'empêche pas que l’État rencontre encore des difficultés, avec ce corps d'intellectuels qu'il a lui-même engendré, mais qui fait valoir de nouvelles prétentions nomadiques et politiques. En tout cas, si l’État est amené perpétuellement à réprimer les sciences mineures et nomades, s'il s'oppose aux essences vagues, à la géométrie opératoire du trait, ce n'est pas en vertu d'un contenu inexact ou imparfait de ces sciences, ni de leur caractère magique ou initiatique, mais parce qu'elles impliquent une division du travail qui s'oppose à celle des normes d’État.
— C'est une autre organisation du travail, et du champ social à travers le travail.
— Reproduire implique la permanence d'un point de vue fixe, extérieur au reproduit : regarder couler, en étant sur la rive. Mais suivre, c'est autre chose que l'idéal de reproduction. Pas mieux, mais autre chose. On est bien forcé de suivre lorsqu'on est à la recherche des « singularités » d'une matière ou plutôt d'un matériau, et non pas à la découverte d'une forme ; lorsqu'on échappe à la force gravifique pour entrer dans un champ de célérité ; lorsqu'on cesse de contempler l'écoulement d'un flux laminaire à direction déterminée, et qu'on est emporté par un flux tourbillonnaire ; lorsqu'on s'engage dans la variation continue des variables, au lieu d'en extraire des constantes, etc. Et ce n'est pas du tout le même sens de la Terre : selon le modèle légal, on ne cesse pas de se re-territorialiser sur un point de vue, dans un domaine, d'après un ensemble de rapports constants ; mais suivant le modèle ambulant, c'est le processus de déterritorialisation qui constitue et étend le territoire même. « Va à ta première plante, et là observe attentivement comment s'écoule l'eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l'eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l'écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard (…), tu pourras accroître ton territoire … » [1] Il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d' « accidents » (problèmes).
— Tu n’es pas sur la rive, en fait, tu suis le flux…
— Est-ce que ça existe des sciences royales pures, celles où on resterait sur la rive à regarder le flot couler ?
Silence.
— Je dirais peut-être la chimie, ou la physique.
Silence.
— Parce que dans la médecine tu cesses de contempler le flux laminaire et tu es emportée par le flux tourbillonnaire ? C'est ça que tu fais quand tu écoutes les gens, les parcours de vie ?
Silence.
— Il me semble qu’il faudrait commencer par… la science royale, on dirait : c'est la base… les symptômes… les symptômes de telle ou telle maladie… si tu les as tous, ça t'oriente… c'est-à-dire : tels symptômes c’est telle maladie, si tu les as tous c’est telle maladie… tu fais avec la clinique, c'est-à-dire : examiner, interroger le patient… la radio, la biologie…
— Et quelque chose échappe ?
— Il y a forcément au départ quelque chose que l'on va appeler la science royale, sinon c’est de la sorcellerie, c'est la boule de cristal…
Silence .
— Il nous arrive de dire : ce patient, c’est un cas d’école, il y a tout ce qu’on trouve dans les livres. Après, il y a tant de choses autres et différentes qui vont rentrer en ligne de compte dans la prise en charge d'un patient…
Silence.
— Je dirais que la base est nécessaire… on va appeler ça la science royale, et puis après : la finesse dans la prise en charge d’un patient, la façon peut-être dont on va procéder, c'est la science nomade en fait. Oui, la science royale ce serait le diagnostic, la technique, les outils thérapeutiques, et puis la façon dont on fait une toilette… et la science nomade c'est tout le reste… c'est le lien qu'il y a entre tout ça… et ce qu'on en fait pour le projet du patient.
— C’est clair ce que je dis ?
— Par exemple : pourquoi la métallurgie primitive est-elle nécessairement une science ambulante, qui communique aux forgerons un statut quasi nomade ? On peut objecter que, dans ces exemples, il s'agit quand même d'aller d'un point à un autre (même si ce sont des points singuliers), par l'intermédiaire de canaux, et que le flux reste découpable en tranches. Mais ce n'est vrai que dans la mesure où les démarches et les processus ambulants sont nécessairement rapportés à un espace strié, toujours formalisés par la science royale qui les destitue de leur modèle, les soumet à son propre modèle, et ne les laisse subsister qu'à titre de « technique » ou « science appliquée ». En règle générale, un espace lisse, un champ de vecteurs, une multiplicité non métrique seront toujours traductibles, et nécessairement traduits dans un « compars » : opération fondamentale par laquelle on pose et repose en chaque point de l'espace lisse un espace euclidien tangent, doué d'un nombre suffisant de dimensions, et par laquelle on réintroduit le parallélisme de deux vecteurs, en considérant la multiplicité comme plongée dans cet espace homogène et strié de reproduction, au lieu de continuer à la suivre dans une « exploration par cheminement [2] ».
— Ce flux qui est découpable en tranches… tu vas de symptôme en symptôme ? de tranche de vie en tranche de vie ?
— Je vois là plein de choses. Cette espèce de ligne dont on parlait, qui se déplace. En fait, tu peux faire en tranches de vie, tu peux réfléchir en symptômes, tu peux réfléchir en appareils – l’appareil cardio-vasculaire, l’appareil digestif, l’appareil urinaire et puis toutes ses pathologies – , tu peux faire comme ça. Tu peux réfléchir aussi en maladies. Il y a des gens qui ont plusieurs maladies. Finalement tu peux découper tout ça : soit en maladies… mais aussi… en fonction des professions qui vont entrer en contact avec le patient, c’est ça en fait la pluridisciplinarité dont je te parlais tout à l’heure…
— Moi, le médecin, je vais savoir examiner le patient, rechercher les symptômes, découper en appareils, en maladies, pour arriver à un diagnostic… pour essayer de soulager chacun de ses symptômes… l’infirmière, elle, va plutôt être plus attentive aux besoins du patient, ce qu'on pourrait appeler les dépendances : se laver, manger, bien y voir…
— Le confort de vie ?
— Oui… Et en même temps, on a aussi besoin que les symptômes soient soulagés pour pouvoir se laver sans douleur, ou manger avec un peu plus d’appétit, ou un peu moins d’écœurement, tu vois : on a besoin de tout le monde, il faut qu'il y ait du lien… l’assistante sociale va aller chercher d’autres tranches de ce patient et de son entourage… et la psychologue va explorer aussi d’autres champs. Ce qui est intéressant, en fait, c'est de mettre tout ce monde autour d'une table, et là on va chercher à reconstituer quelque chose qui nous échappe. On ne peut pas avoir la prétention de connaître la personne ou d’arriver à une conclusion lisse. On va dire que, plutôt, chacun à travers nos compétences, on va peut-être arriver à avoir une réalité, et que c'est au total tout ça qui va peut-être un peu plus coller avec la réalité du patient — mais du patient à ce moment donné…
— Voilà… une espèce de réalité qui nous échappe… comme un flux qui tourbillonne…
— En fait c'est le groupe qui est centré, ensemble, sur le patient, et c'est le collectif qui va proposer un projet un peu global, et singulier, personnalisé pour chaque patient.
— C'est le triomphe du logos ou de la loi sur le nomos. Mais, justement, la complexité de l'opération témoigne des résistances qu'elle doit vaincre. Chaque fois que l'on réfère la démarche et le processus ambulants à leur modèle propre, les points retrouvent leur position de singularités qui exclut toute relation bi-univoque, le flux retrouve son allure curviligne et tourbillonnaire qui exclut tout parallélisme de vecteurs, l'espace lisse reconquiert les propriétés de contact qui ne le laissent plus être homogène et strié. Il y a toujours un courant par lequel les sciences ambulantes ou itinérantes ne se laissent pas complètement intérioriser dans les sciences royales reproductives. Et il y a un type de savant ambulant que les savants d'État ne cessent de combattre, ou d'intégrer, ou de s'allier, quitte à lui proposer une place mineure dans le système légal de la science et de la technique. Ce n'est pas que les sciences ambulantes soient plus pénétrées de démarches irrationnelles, mystère, magie. Elles ne deviennent ainsi que lorsqu'elles tombent en désuétude. Et, d'autre part, les sciences royales s'entourent aussi de beaucoup de prêtrise et de magie. Ce qui apparaît plutôt dans la rivalité des deux modèles, c'est que les sciences ambulantes ou nomades ne destinent pas la science à prendre un pouvoir, ni même un développement autonomes. Elles n'en ont pas les moyens, parce qu'elles subordonnent toutes leurs opérations aux conditions sensibles de l'intuition et de la construction, suivre le flux de matière, tracer et raccorder l'espace lisse. Tout est pris dans une zone objective de flottement qui se confond avec la réalité même. Quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la « connaissance approchée » reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu'elle n'en résout : le problématique reste son seul mode.
— La médecine c’est une science qui suit ? Ce n’est pas une science qui reproduit ?
Silence.
— Un type de savant ambulant…
Silence.
— Par exemple ce serait l’ostéopathe ?
Silence.
— Si on garde l’idée de médecine ?
Silence.
— L’ostéopathe ou l’homéopathe ?
— Je pense à autre chose : je pense aux chercheurs, aux spécialistes, ils seraient dans la science royale. Et les généralistes, aussi… et peut-être que moi, dans mon travail de coordination, dans ma formation aux soins palliatifs, c'est peut-être plutôt, effectivement, le savant ambulant… la façon dont je le fais… en fin de vie… oui, je dirais que c'est peut-être ça le… en place mineure, effectivement…
— On a besoin d’elle, la science royale, j’ai besoin de médicaments performants, j’ai besoin de meilleurs matelas, de savoir examiner les patients… c'est la base…
— Tout est pris dans une zone objective de flottement qui se confond avec la réalité même. Quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la « connaissance approchée » reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu'elle n'en résout : le problématique reste son seul mode.
— Tout ce que tu as dit sur ce patient tout à l’heure, tout est pris dans une zone objective qui est prise pour la réalité même…
Silence.
— Oui. Quelle que soit sa finesse, le problématique reste son seul mode.
— En fait, c’est ça la démarche éthique. Ce dont je te parlais.
— C’est quoi, arriver à prendre une décision ? C’est poser des questions. En fait, en posant les questions tu soulèves d’autres questions, tu ne donnes pas de réponses. Et à la fin tu approches. À la fin, il y a une décision qui se prend. Une façon de saisir la réalité. Tu ne peux pas la pressentir au départ. C'est tout le monde autour de la table. On va se poser des questions et on va réfléchir ensemble.
— Tu vois, ça me fait penser… on est en train de faire un travail avec un jeune patient. Il est malade depuis l’âge de 8 ans, il a 25 ans aujourd'hui. Il a plusieurs tumeurs dans le cerveau, et depuis l'âge de 8 ans, il a subi des opérations, il a eu de la radiothérapie, aujourd'hui on ne peut plus le guérir. Il a pas mal de séquelles de sa pathologie, il a des troubles de l’équilibre, des troubles de la déglutition, qui ont engendré une dénutrition, il est surtout sourd et aveugle, excessivement fatigué. En fait, sourd et aveugle, il faut imaginer : dans le noir et dans le silence depuis deux ans. Sa mère communique avec lui au moyen de lettres magnétiques, qu'il touche et qu'il lit, avec ses doigts. Son père, lui, communique par le toucher et le geste. Maintenant il est très fatigué, on le prend en charge depuis le mois d’août, on est intervenu pour l’aider à la toilette, pour des perfusions, l'accompagnement de fin de vie, annoncé plutôt proche, et puis tu vois, on est en janvier. Le problème aujourd'hui c'est qu'on ne va plus pouvoir le nourrir par la perfusion… Il est en train de faire une hépatite à cause de la nutrition intraveineuse. Une autre manière de le nourrir, c’est de lui mettre un tuyau dans l’estomac. Avant de le faire, on va se poser la question. Est-ce qu’il faut ou est ce qu’il ne faut pas le faire ? Et là, il n'y a pas de réponse. C'est plutôt une série de questions – des questions avec la famille, avec les soignants, des questions d’ordre médical, quelle est l’évolutivité de sa maladie ? On imagine bien que s'il doit mourir dans quelques semaines, dans quelques mois, ou plus, ce n'est pas la même chose. Le pronostic du patient est important. S'il doit mourir dans plusieurs mois, on va pas le laisser mourir de faim aujourd'hui. Ça, c’est la question qu’on va poser aux spécialistes qui s’occupent de lui.
— Est-ce que le risque de l’hépatite n’est pas un moindre risque ?
— C’est amusant. C'est la question de la maman que tu me poses.
— Il y a plein d'autres questions. Lui. Tu vois, je t'ai dit on va réfléchir avec la famille, avec les médecins, avec les soignants, mais lui. C'est de lui dont il s'agit. Même s'il est dans le noir et le silence, il faut qu'on arrive à entrer en communication avec lui, pour savoir. Lui, qu’est-ce qu’il dit de cette vie ? Est-ce qu’il a encore envie qu’on l’alimente ? est-ce qu’il considère que l’alimentation est un médicament ou de l'acharnement thérapeutique comme on peut entendre aujourd'hui, ou… est-ce qu'il est d'accord, pour qu'on lui mette un tuyau dans l'estomac, pour le nourrir, d'une façon différente de ce qui a été fait jusqu'à maintenant? Comment lui expliquer qu'aujourd'hui ce n'est plus possible de l'alimenter par voie intraveineuse?
— Pour ça, il faut entrer en communication avec lui, c’est parfois très difficile. C'est parfois bien facile de prendre la décision à la place des gens. Il est très fatigué, il ne lit qu’en touchant les lettres, il ne fera pas des phrases. Arriver à lui expliquer quel est notre problème, et qu'est-ce qu'il en pense ? Il faudra aussi demander à la famille, ce qu'elle en pense. Et puis, qu'est-ce qu'on va faire, s'il répond, ou s'il ne répond pas. C'est important de se poser la question de ce qu'on va faire d'une non-réponse. Et puis il y a des questions d'ordre technique : quels sont les risques à la pose d'une sonde dans l'estomac, est ce qu’on l’endort – anesthésie générale ?… oui, ce sera plus confortable pour lui, mais est-ce que techniquement les anesthésistes seront d'accord ? – ou est-ce qu'on fait une anesthésie locale, alors qu’il ne va rien comprendre à ce qui lui arrive, et qu’on ne pourra pas lui expliquer au fur et à mesure du geste ce qui se passe. Tu vois c'est tout ça le travail qu'on fait, c’est d’abord un gros travail de préparation : de multiples réunions, avec le médecin traitant, la famille, des entretiens téléphoniques avec les spécialistes, et puis un gros travail de la psychologue et de l’infirmière de soins palliatifs, en binômes, auprès du patient, pour arriver à savoir ce qu'il en pense, car il est hors de question que ce soit la maman qui au bout du compte explique au patient ce dont il s'agit, et lui pose la question. C’est à nous de le faire, les professionnels. Et ce sera lors d'une dernière réunion, que la décision sera prise, par les médecins, le médecin traitant, et moi-même. On comprend bien qu’il faut que ce soit une décision prise par le médecin – ni par le patient, ni par la famille, ni par un soignant.
— Mais pourquoi pas la famille ?
— Par exemple, la maman a peur de l’anesthésie générale. Elle préférerait prendre le risque de l’hépatite – qu'on continue à l'alimenter par voie intraveineuse, même si c'est très grave une hépatite et qu'on peut en mourir. Le papa a bien compris que la question était celle de l’alimentation et non pas de la façon dont on va l'alimenter. Question cruciale : est-ce qu'on va pouvoir, est-ce qu'on doit continuer à l'alimenter ? Et après, comment on va le faire ? Imagine que le jeune meurt de l’anesthésie, imagine la culpabilité du père. Et même inversement.
— Donc en fait ce qui est important, c'est la démarche. Et la loi Léonetti de 2005 nous encourage, nous oblige, à avoir une démarche décisionnelle dans le seul but de protéger le patient. D'abord on va rechercher quels sont ses souhaits, et s'il n'est pas en capacité d'exprimer sa volonté, on va rechercher ce qu'il aura pu écrire, par exemple les directives anticipées, et puis, auprès de la personne de confiance, ou des proches… ce qu'il aurait souhaité. Et c'est lors d'une réunion collégiale avec au moins deux médecins sans lien hiérarchique que la décision va se prendre.
— Par exemple quand on a commencé à parler de cette situation en équipe, une partie de l’équipe n’avait pas d’idée sur ce qu'il fallait faire, une autre partie savait ce qu’il fallait faire. Certains pensaient qu'il fallait l'alimenter, d'autres disaient qu'il ne fallait plus l'alimenter…
— Il y a ce qu’on cherche à savoir : qu’est-ce qu’il ressent ? Tu vois, on peut pas toujours avoir une réponse claire sur ce qu'il veut, ce qu'il pense. C'est important d'avoir une idée de comment il vit la situation. Est-ce qu’il est triste par exemple. Quand est-ce qu’il est triste ? Tu vois, il a une jeune sœur qui voyage beaucoup, il est triste quand elle part, mais ça c’est normal, ça ne veut pas dire qu’il en a assez de vivre.
— Ça c'est une tristesse qui est une tristesse de vie.
— Oui. Il faut aller chercher tout ça. Ce serait trop facile de dire « il en a assez de vivre ce jeune homme, sa vie est insupportable ». On pourrait vite prendre des décisions faciles. Et puis il y aussi ce que constatent les soignants – on est obligés de faire avec des petits bouts de… des petites tranches comme on disait tout à l'heure… – les soignants qui l’aident à la douche, qui voient son état de fatigue. Quand il était cet été sur son fauteuil au soleil, on voyait qu’il était bien. Il demandait d'ailleurs à aller dehors. Il a sans doute déplacé des plaisirs de la vie sur ce qui pour nous, dans nos représentations, serait minable. Des choses qui ne feraient pas tenir une vie. J’exagère, mais, à peine. Il faut se l'imaginer.
— Pour les parents, il a envie de vivre, il n'a jamais dit qu’il en avait assez. Il ne s'est jamais plaint.
— D’ailleurs il est en capacité de refuser la douche, ou d’autres choses. Les soins médicaux, par exemple, les pansements, la perfusion, il n’a jamais montré d’opposition : et ça c'est important. C'est comme un consentement au soin.
— Voilà un peu les intrications, entre science royale et ce qu'on pourrait appeler science nomade, c'est-à-dire tout ce travail de… cette connaissance approchée en fait… ce que moi j'appelle la démarche, la démarche éthique… en fait c'est la démarche qui est éthique, c'est pas ce à quoi on aboutit, c'est pas la décision qui est éthique, c'est la démarche…
— Quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la « connaissance approchée » reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu'elle n'en résout : le problématique reste son seul mode.
— Oui. C'est ça. Le problématique reste son seul mode.
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[1] Castaneda, L'herbe du diable et la petite fumée, p. 160
[2] Albert Lautman a montré très clairement comment des espaces de Riemann, par exemple, acceptaient une conjonction euclidienne de telle manière qu'on puisse constamment définir le parallélisme de deux vecteurs voisins ; dès lors, au lieu d'explorer une multiplicité par cheminement sur cette multiplicité, on considère la multiplicité « comme plongée dans un espace euclidien à un nombre suffisant de dimensions ». Cf. Les schémas de structure, Hermann, pp. 23-24, 43-4