1.
Zé ô Zé, avant de trancher et retrancher, avant de segmenter puis d'aligner, te dire ceci », a dit le singe, l'empereur singe Bilibi, « Si, dans une bousculade ou dans une ruade, tu trempes, sans le vouloir, la tête de Yuï dans la mare aux grenouilles comme on trempe un croûton dans la soupe, Yu te trempera le cuir chevelu dans l'huile bouillante des friteuses ou dans le beurre fondu des épaisses poêles de fonte », « Et toi, Zaï, te prévenir », a dit le singe, l'empereur singe Bilibi, « Si, dans une crise de goutte ou de folie, un grand délire, tu mords, un jour, une fois, Ye à la paupière gauche ou au sourcil droit, Yo, de ses longues dents, te percera l'aisselle droite, la nuque et puis le cou », « Et toi, Zeu, autant le savoir », a dit le singe, l'empereur singe Bilibi, « Si, dans une course sans fin, tu croches le pied de Yon et le fait valdinguer dans les soues des grands porcs, dans les bouses des bufflonnes ou le crachat des chats, Yan t'enverra voltiger, par les pieds, 8 journées et 8 nuits, dans les laves abrasives du volcan Bouloubou, dans les cendres brûlantes du volcan Balaba, dans les fumées toxiques et dans les eaux soufrées du petit mont Belebe », puis : « Zoï ô Zoï, toi, sache », a dit le singe, l'empereur singe Bilibi, « Si, de ta machette ou de ta hache, tu égratignes Yaï au coude droit, à l'omoplate ou à son nez vif et alerte, Yin, de ses longues dents, te retranchera un demi doigt ou un poignet, la pointe d'un genou ou tout le cou, avant, de ses longues mains, de balancer ton corps meurtri, ton corps sans tête, dans les lacs de bitume du volcan Bulubu, là où gisent les mammouths, les cerfs mégacéros et les monstres les plus laids du monde.
2.
(...) Car nous aimons, nous autres, et adulons : prairie. Tout ce qui pousse dedans. Les chicorées rieuses, les luzernes en bande, les pâquerettes maigrelettes, les herbes à chats, les linaigrettes des prés. Tout ce qui peut se brouter dedans, cuisiner, couper dedans, le gazon et les gentianes, le mimosa et le thym, bon thym sauvage, la sarriette, si bonne en vinaigrette, les boutons d'or, les pissenlits et les dents-de-lion, les pieds-de-mouton et les pleurotes, les mousses et les lichens. Puis ai aimé, énormément aimé, serré contre mon coeur, tout ce qui broute dedans, vomir dedans ou défèque. Tout ce qui vit ou a vécu, un peu, ou beaucoup beaucoup, temporairement ou tout le temps, dans l'enclos, dans l'étable. Les bouvreuils et les bouviers. Les petits boucs malades. Les bouquetins venus d'ailleurs. Les vaches chétives ou les robustes. Tout ce qui fourre son groin. Démantibule. Piétine ou goûte au potager. Tout ce qui vient voir comment ça vit chez les fourmis, les taupes potagères. Ou dans les colonies. De ragondins. De rats d'égout. Les loups et les grands fauves. Les renards et les blaireaux. Les éléphantes et les singes babouins.
(...) Car nous aimons, nous autres, et adulons. Énormément aimons et adulons : prairie. Celle-ci. Pas une autre. Aimons et adulons tout ce qui grouille dedans celle-ci. Pas une autre. Tout ce qui rampe dedans. Ses éboulis et ses glissements de terrain. Ses boues passant en trombe dans nos tentes. Ses coups de chaleur. Ses buffles et ses kudus au grand galop. Ruinant nos linges. Nous piétinant les genoux ou les rotules. Fuyant, nous autres, les incendies, le rugissement des grands pumas. Aimons, nous autres, et adulons énormément : prairie. Collons dessus, dès le lever, nos nez et nos oreilles. Tâtons son pouls. Nous demandant comment elle va, ce jour. Comment elle court. Comment elle boit. Respire. Nous revêtant, nous autres, de ce qui touche, de ce qui passe, traverse prairie, de bout en bout. Des cornes pointues des grands zébus. Des élancements de courges et de carottes. Des grands efforts des bêlants et des plantes rampantes. Des urticants. Des éléphantes et des carottes sauvages. Si courageuses. Si obstinées. À pousser. Malgré tout. À nous chasser. À nous rejeter. Stratégiquement. Et avec soin. Loin de : prairie. De ses betteraves fourragères. De ses citrouilles en grappes. Nous réveillant, la nuit. Passant en trombe entre nos tentes. Ravageant tout. Shazam et zou ! Nous repoussant au loin. Dans les lointains. Dans les lianes ou sur les baobabs. Dans les rivières tumultueuses. Dans les mâchoires des hyènes ou dans les bouches béantes des crocodiles. À 1100 2 et 2 fois 2 jets de poulain. À 12 12 13 fois 3 moins 2 poussettes de blé kamut. À 8 12 13 galipettes et branlettes d'empereur singe. Loin de prairie. De ses pollens. « De ses abeilles et de son miel », a dit We, le guerrier We. « De ses rhododendrons et de son riz sauvage », a dit Wo, la guerrière Wo.
(...) Wouï pensant prairie dès le lever. Won mangeant prairie dès le lever. Wan nous invitant : « À prendre soin et à chérir ». Car nous aimons, énormément aimons, et adulons : Humer. Goûter dans nos ragoûts, dans nos potées ou dans nos soupes au chou, le doux fumet de prairie. Les 8 13 12 atomes de ses boues. Les 15 4 2 16 atomes de ses bouses. Laissant exprès, nous autres, prairie squatter nos dos. Y déposer, en douce, des graines, des germes, des mousses et des lichens. Laissant exprès, nous autres, rosée, petit matin, oindre aisselles. Urine des bêtes parfumer popotins. Salive des pucerons rougir orteils. Sucrer grands cafés. Nos bols de chicorée. De plantes amères. Nos décoctions de gingembre et nos brouets. Divins brouets. De prairie.
3.
(...) Puis j'ai ouvert en grand le frigo-frigidaire. Puis j'ai regardé, bien regardé, tout ce qui manquait dedans, et j'ai noté, scrupuleusement noté, dans mon carnet, ce qui manquait dedans, entre la liste des courses et le téléphone de Ré, entre la recette du pâté de pommes-de-terre et la pointure des pieds de Ri, entre le nombre de porcs présents, le 27 12 janvier 19 20, dans l'élevage de Rou, dans l'élevage de Ra et dans les soues, ai noté au crayon gras taillé en pointe au couteau de cuisine : « Pain et beurre. Ne pas oublier pain et beurre. Ne pas oublier ce qui manque ce jour dans frigo frigidaire ouvert en grand. Ne pas oublier pain et beurre », puis j'ai glissé, rangé, mon carnet dans la poche droite de mon tablier, et j'ai rangé, glissé, mon crayon taillé en pointe derrière mon oreille gauche, ou j'ai rangé, mis placard, ma tête, et j'ai réveillé Reu et Roï, et : « Debout là-dedans », j'ai dit, et : « C'est l'heure », j'ai dit à Ruï et Ru, puis je n'ai pas écouté ce qu'ont dit Reï et Re, et j'ai jugé inadéquat et peu intéressant tout ce qu'ont dit Re et Rouï, toutes ces choses sur nos vies manquées, nos vies manquantes, nos petits bouts de vie rissolés avec soin dans la graisse d'oie ou de canard, passés à la trappe dans l'opulence des yaourts et des grands pains de sucre, nos vies de chiens en somme, puis, à la masse et au marteau, j'ai inséré une bûche dans le fourneau, et j'ai craqué une allumette, et tout le petit bois et tout le papier ont pris feu, puis, à la pique, au piolet, j'ai brisé la glace dans le seau, c'était dans la cour, entre les dortoirs, et j'ai ramassé 3 châtaignes, 18 12 cailloux gris, 3 silex 15, et j'ai balancé 8 bouts de bois et 12 conserves vides et rouillées sur le dos pelé du chien Jupiter, et : « S'il te plaît, ne te juche pas sur nos sacs poubelles », j'ai dit, et : « S'il te plaît, va voir ailleurs », j'ai dit, puis j'ai fait bouillir l'eau dans le dortoir, sur le fourneau, dans le dortoir, dans le petit poêlon, et j'ai tranché 8 tranches de pain, puis, du tranchant de mon pouce droit, j'ai beurré les miches à la margarine, et j'ai enduit la poêle de saindoux, et j'ai grillé 15 tranches de lard, rissolé 16 oeufs 12 et 3 14 pommes-de-terre, puis j'ai farci à la petite cuiller Ron et Ran, les jumeaux farceurs et belliqueux, les jumeaux juchés sur mes cuisses, puis j'ai torché le nez de Raï et le cul de Ké, écrasé 3 punaises et 22 cafards, récolté dans un bol les oeufs frais de l'épeire diadème, et porté un ravier de gruau d'avoine à Ki, un ravier de sauce anglaise à Kou, un ravier de lait bouilli mais sans peau à Ka, nos grands malades, nos chers grippés.
(...) Puis j'ai repoussé 67 nuées de moustiques, 82 12 nuées de guêpes, 8 2 12 nuées de mouches carnivores, à grands coups de moulinets, de bras et de torchons brassant l'air, à grands coups d'enfumoirs, de braseros de paille et de torchis humides, puis j'ai limé, à la lime à ongles, 8 canines pointues de grands fauves, 15 canines 3/4 de singes babouins, renversé, dans les boues, dans les soues, dans les cours, dans une lutte intense, 13 2 grands corps de guerriers phacochères, 54 rhinocéros, 2 éléphantes, puis j'ai chauffé 8 poêlons de lait de bufflonne, préparé le chocolat en poudre, râpé le pain de sucre, façonné à la cuiller et à la main la pâte d'amande, repassé 8 mannes 12 de linges de chambre, de linges de bain, de linges de cuisine, passé partout sous les lits le torchon humide et la loque à reloqueter, repeint nos 18 portes intérieures, nos 3 chaises de fortune, nos châssis de fenêtre, tondu nos béliers et trait nos chèvres, puis j'ai ouvert la porte à Fe, première venue, première revenue, et j'ai épousseté la neige incrustée, la glace incrustée, dans la capuche de Fo, dans le cache-nez de Fouï, puis j'ai ciré les pompes miteuses de Fon, les pompes crottées de Fan, les pompes crasseuses de Faï, puis j'ai servi le potage à Yé, les pommes-de-terre à Yi, puis j'ai mis You et Ya à dormir dans leurs lits, sous leurs couettes, puis, dans une marmite, sur le fourneau, j'ai chauffé l'eau pour les bains, l'eau pour les barbes, j'ai enlevé patiemment, dans le bruit, le charivari, la bousculade, le brouhaha des dortoirs, à la loupe et à la pince à épiler, les échardes du doigt de Yeu, les limailles des orteils de Yoï, les aiguilles de figues de Barbarie des paumes de Yuï, des paumes de Yu, et de tous ceux, toutes celles, qui ne s'empêchent pas de toucher tout ce qui traîne, tout ce qui jonche le verger, les pots d'échappement des grands camions, les pots catalyseurs des voitures et les pots de peinture à l'huile ou à l'eau, les bocaux de cornichons et les conserves de carottes, puis : « Dodo », j'ai dit, « Dodo ».
Texte : Vincent Tholomé