Rêver sous la Vème — Chapitre 1 - Gilles Amalvi & Florent Lahache

 

 

 

 

Utiliser une métaphore.

 

 

 

 

 

 

Une métaphore extrême.

 

 

 

 

 

 

 

 

Laquelle choisis-tu ?

 

 

 

 

 

 

 

 

Réfléchis bien.
 

Tu dois trouver une métaphore extrême radicale, qui distende au maximum son potentiel de conduction, sa capacité à transporter une image, une question, à les nouer. Une métaphore telle qu'elle ne puisse plus parler, plus rien dire : ni de son temps, ni d'aucun autre.
 

Cousue, baillonnée de l'intérieur : métaphore en voie d'extinction, irradiant, encore, de quelques signifiants fictifs.
 

Super-convoi invisible traversant l'Europe. Metaforon. C'est ce qui est écrit sur les bus, en Grèce.
En Grèce, c’est-à-dire nulle part. Œdipe-machine. Mes mots n'ont plus rien à me dire.

 

Papa-maman-destin BLABLA, dans le dos les ruines de l'Europe.
 

Une métaphore réduite au silence par la toxicité de sa cargaison, voilà ce qu'il te faut. Une métaphore allant tellement vite qu'elle finisse par perdre ses roues et sa carosserie et ses essieus et ses vitres. Pure structure à nu, épave fonçant à travers l'étendue désertique. Machine folle parcourant le monde dans un cri.
 

Dispersant derrière elle une invisible traînée qui pénètre la matière.

 

 

 

 

 

Tu as déjà essayé de démonter une voiture

pendant qu’elle roule ?

 

 

 

 

1. R Ê V E R S O U S L A V e

 

 

 

  Rêves contre pétrole contre soins palliatifs – De Gaulle tardif et inconscient statique – L'onirisme numérique sera-t-il ? – Naissance de l'écologie maniaque – Ethique de l'insignifiance et gadget idéologique – Etat du salariat en l'an 2 après Steve Jobs – Détruire Internet : comment, pourquoi, comment ? – Notre musique, ton pouvoir d'achat : nouvelles perspectives – Ce dimanche à la télévision, rien – Salon du meuble et Open-space – Dette souveraine et poésie lyrique – Bienvenue dans la re-république  

 

 

 

banlieues qui s’étalent à l’infini
la supériorité morale des Allemands
vigiles à l’entrée du supermarché
les HLM juste avant qu’ils soient détruits
sourire du banquier sur l’écran d'un téléviseur [téléphone intelligent]

 

contre-rêves et actions silencieuses (jeu productiviste interactif)
 

contre-rêve 1 : banlieues >> couper la parole
contre-rêve 2 : supériorité morale >> couper le son
anti-rêve 3 : vigilance des vigiles >> partir sans payer
méta-rêve 4 : H&M&HLM >> distribuer des gifles
proto-rêve 5 : sur l’écran du téléviseur >> claquer beaucoup de portes

 

 

 

 

RÊVE 1

 

 

des chiens à tête de députés me poursuivent à travers la banlieue

je lance derrière moi des billets de banque

des tracts des bulletins de vote

rien n'y fait

 

ils accélèrent

 

j'accélère

 

nous accélérons

 

[cut]

 

un tramway s'auto-construit sur notre passage :

rails, pelouse, massifs fleuris, rames bondées

arrêts en matériaux biodégradables

sonnerie musicale pré-enregistrée

fenêtres tactiles avec option commande en ligne

 

les spectres politiques s'estompent

dans le soleil couchant

 

[cut]

 

le paysage est radieux

plus de menace alentour

j’implore :

que m'advienne un corps-hybride

avec bras rétractables et mémoire compensée

 

banlieue méta-machine corps

générique sans organe fabrique-moi

des jambes de titane pour mieux

échapper à la police

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RÊVE 2

 

 

Angela Merkel et ses copines

s'approchent de moi

d'un air triomphant

 

Elles sont nues toutes les trois :

sortant de la mer du Nord

telles des Vénus est-allemandes

 

Naturisme et productivisme =

la poitrine soulevée par l'effort

 

[supériorité

morale

des allemands]

 

je bredouille quelques phrases

doucement germaniques

vantant leurs courbes

 

elles me parlent

balance commerciale

et régulation monétaire

 

nous soldons notre dette

militaire et charnelle

sous un portrait d'Adenauer

 

[machine-poème pour

corps financiarisé]

 

au moment de jouir

Angela sort un gobelet

pour recueillir ma semence

et déclare que nous sommes quitte

 

Je lui donne même un pourboire

qu'elle prend avec un mouchoir

d'un air dégoûté

 

Alors que nous allons nous séparer

Fassbinder sort de sa tombe

en riant. Il est sale, il pue

l'os de son bras apparaît sous sa peau pourrie

 

Une cigarette au lèvre

il essaie de coller un sticker RAF

sur le sein nu d'Angela

 

Ich hab ein Wunderbares scenario für Sie

 

Angela le repousse et dit :

en Allemagne, même les cadavres puent

 
(méta-)RÊVE 4
[poème

lyrique

européen]
 
Couper la ventilation

Couper le son

Partir sans crier

Brûler des trucs

Chanter des trucs

Enfoncer un parpaing dans la bouche de

[président du conseil européen]

 

 

 

 

 

My dear,

cette connerie de cœur atomique en train de fondre irradie comme une puissance maléfique sur le point d’exploser – exactement comme nous : un état psychique au bord du gouffre, prêt à basculer dans la destruction et la mort. À l’échelle mondiale, le géant capitaliste composé de ses millions d’esprits entre en fusion. Ici à Fukushima, es gibt kein warum – à travers l’absence même d’image, quelque chose ne tient plus dans le monde, ne fait plus monde. La pulsion de mort, bien cadenassée dans ses coffrages de béton et ses piscines de refroidissement, est à ciel ouvert – ça fume… Petite fumée grise de la mort collective : there is no such thing as society [tes cheveux d’or Margaret] il n’y a aucun truc comme la société.

On me dit que le coffrage de béton de Tchernobyl est prévu pour durer cinquante ans ; mais que la radioactivité sera menaçante pendant deux-cent mille ans. Je calcule : aucune civilisation n’a duré deux-cent mille ans. Est-ce qu’on a perdu le sens de l’humour au mois de mars 2011 ?

With love from Fukushima,

 

 

My dear,

on se demandait ce que font Deleuze&Guattari dans l’Anti-Œdipe : ils développent une théorie historique de l'inconscient. Non pas une théorie de l'inconscient en général, mais une théorie de "l'inconscient après" (on pourrait même dire "d'après") / (après/d'après) mai 68. Conséquence : le programme n'est pas "libérer l'inconscient", mais l'inscrire dans des événements politiques. Poursuivre cette hypothèse. Par exemple, l'inconscient "après la Chute du Mur", "l'inconscient après le 11 septembre", "l'inconscient après la crise de 2008". Et on peut ramifier: "l'inconscient après le sarkozysme", "après la Manif pour tous", "après la disparition du Boeing malaisien", etc. Une description qui cherche les bonnes métaphores, les néologismes adéquats, la bonne rhétorique. Et voilà : un peu comme tu réfléchissais à faire dériver la poésie à l’intérieur de l’idéologie du temps, je me demandais à quoi ressemblerait une théorie de l’inconscient plongée dans le bain de l’histoire (la nôtre). Tu vois le genre ?

Saludos.

 

 

 

 

Tu t'adresses à un ami et un ami t'adresse une métaphore. Tu la prends, tu la soupèses, vérifies ses coutures, jauge la qualité de ses raccords. Les néologismes adéquats, la bonne rhétorique. Ce n'est pas une prière, c'est plutôt une question. Une question qui t'arrive à travers des textes, dérive entre des images et des fragments d'énoncés. Une question qui a traversé certains textes et certains documents pour arriver jusqu'à toi. Certaines images obstinément muettes. Il y a un réseau de textes, un réseau de questions, un réseau d'amis. Et cette métaphore entre vous, butée.

Il faut en faire quelque chose, la rendre opérante, te dis-tu. Qu'elle opère vous dites-vous. Metaforon, transporte-nous. Qu'elle pousse, qu'elle déblaye certains problèmes restés insolubles.

Certains rébus philosophiques. Certains matériaux énigmatiques.

Par exemple : Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement.

Utiliser une métaphore à deux ou à plusieurs. La faire fonctionner à quatre mains. Métaphore à double détente. Tirer dessus de tous les côtés, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu.

Trouver une métaphore pour parler à deux à plusieurs à travers un texte pas du tout métaphoriquement.

Terminator au Parlement européen.

Manuel Barroso ? [vision nocturne activée]

Oui c'est moi.

Dum dum.

Tu contemples une métaphore à radiation lente, qui pénètre les tissus sans laisser de traces. Mais dont l'action est réelle, tout de même – et inquiétante.

Là, il n'y a plus de métaphores. [voix du doubleur de Bruce Willis]

La tienne s'est dissoute dans une infinité de fragments et d'informations, de signes et de bulletins.

Mais tu sais qu'elle va continuer à irradier pendant 200 000 ans.

Partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. [voix grave de bande-annonce]

Tu te retrouves avec une métaphore sur les bras, dont tu peux difficilement te servir pour expliquer la situation présente, dans son rapport à d'autres situations et à d'autres textes, dans son rapport à d'autres métaphores – tant elle est fragile, déterrioriée, particulièrement faible et inadéquate.

Grenade offensive. Djihadiste normand. Œdipe à Cologne. Google mon ami. Kerviel mon héros. Forever Fessenheim.

Quelque chose se produit : des effets de machine, et non des métaphores. [voix d'enfant de publicité]

 

 

En écho à Anti-Œdipe, pages 7 à 59 - Gilles Amalvi & Florent Lahache - 10 Juin 2015
Subscribe to Syndication