"188. Quand l’art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas rajeunir avec des couleurs éclatantes. Il se laisse seulement évoquer dans le souvenir. La grandeur de l’art ne commence à paraître qu’à la retombée de la vie." Guy Debord. La Société du Spectacle. 1967.
1. Cafard, que donnent les films de G.D. Un cycle les programmait à l’affiche du cinématographe. Images noires et blanches, culture savante précédée de son odeur polie, années cinquante ce qu’il y a de plus jeune-homme, grenier, mains crispées sur des coupures d’archives, gestes avant-garde, ah ! notre seule jeunesse trente ans avant qu’on naisse, nous jamais plus jeunes. Pas comme ça donc plus du tout. Elles, mortes, les jolies alcooliques des diaporamas. La pellicule était grise, d’ailleurs belle ainsi. Morte et grise aussi la voix du maître et aussi sa lucidité. Sa lucidité. Sa lucidité, hébétés de nous.
2. Elle était belle notre jeunesse à mélanger pastis avec du rhum, à vomir et recommencer tous les soirs. Il fallait que le gris, la mort et la jeunesse vieillissent pour que nous quittions le cinéma. Les images passées nous regardaient mal. Elles ne savaient que proclamer leur mépris des lendemains. Elles ne savaient qu’exposer leur âge faste à des spectateurs toujours moins jeunes qu’elles. Elles sauraient briller mille ans. Qu’un moment de la vie ait vieillit, c’est mieux pour chacun. Couleurs éclatantes donc, puisque que nous sommes aussi vieux tous les deux. Couleurs jolies. La vie est douce aujourd’hui.
3. La vie est douce aujourd’hui. Sur la plage, la lumière, les tons. Aquarelle sac à gouaches. Pâtes terre d’ombre, bleu de Prusse, bleu de cobalt, bleu caeruleum, vert japon foncé, vert japon clair, violet persan moyen, orange persan clair, jaune persan moyen, jaune persan citron, rose tyrien, blanc de Chine. Ham ! toutes belles teintes, — un peu trop. Prendre fluo Stabilo Boss, stylos bille Pilot, Bic, tel matos de bureau. Normal, normal, prendre papier machine standard. Couleurs, les appliquer n’importe comment. Plus : faire un fond qui crache à l’ordi. Aujourd’hui, c’est couleurs, c’est n’importe quoi. Éclatantes.
4. Sortir. Maintenant il pleut. Nous avons un sac de bonbons et un livre pour enfant. Plus loin, une image salement retouchée pour une publicité. Logique colorée ? Progression entre le livre destiné à l’enfant et l’image publicitaire destinée aux plus grands ? Doute, — que la publicité n’attrape que les immobiles ou les lents, — que ses couleurs sont l’indice d’un déplacement rapide (la couleur est aussi fonction de la vitesse) et qu’elles nous rejoignent si jamais nous sommes sages. Mais nous avons vieilli. Et nous ne nous laisserons pas rajeunir par des couleurs éclatantes, ni par les films d’avant-garde, ni par l’esprit lucide du vieux maître, qui n’a d’effet que de nous ralentir — soit : pour nous faire jeunes contre nous-mêmes, soit : pour ternir nos couleurs aujourd’hui. Nous sommes Ferrari rouges, vers le sud.