MA CHINE A B S TRAITE - Jérémy Cheval & Pierre Vinclair
MA CHINE
A B S TRAITE
Ritournelles
Il y a soixante dix millions d’années, lors de la dernière phase de l’ère secondaire une faille se produisit dans le magma, orientée nord-est-sud-ouest, dans l’actuel district de Songjiang. Elle provoqua un surgissement de terrain qui, avec l’érosion éolienne, forma ce que l’on appela plus tard « les neuf sommets de Yunjiang ». Au cours des deux millions d’années de la quatrième phase de l’ère néozoïque, la croute terrestre eut tendance à s’affaisser, avec de fortes avancées et de reculs de la mer. L’embouchure du fleuve se déplaça suivant les époques, formant un delta par entassement de couches sédimentaires…
WANG Anyi, A la recherche de Shanghai
SOMMAIRE
Dans le Shijing, anthologie de poèmes dont on attribue traditionnellement la compilation à Confucius (Vème siècle avant notre ère), on peut lire la chanson suivante :
Comme un rhizome, l’humanité commença de se répan-
dre feuille après feuille, sans plan
débordant de Qu et de Qi,
vivant dans des grottes et cavernes, avant
de connaître la maison à auvent.
dre feuille après feuille, sans plan
débordant de Qu et de Qi,
vivant dans des grottes et cavernes, avant
de connaître la maison à auvent.
Le Duc Tan Fu fit galoper ses chevaux
à l’ouest le long des courants d’eaux
le long des rives pentues de Ji
et prit Dame Jiang en compagnie
pour bâtir la Maison de la Dynastie.
Les sombres violettes emplissent la plaine
de Zhou et les chardons tendres comme du manioc
là où Tan commence son plan
lors il invoque
l’ordre d’une carapace brûlée par la divination.
« Quand ? maintenant ; où ? ici ; tout est bon »
répond la carapace, « bâtir des murs ad hoc. »
Il donna à ses hommes confort et tranquillité,
installa, droite et gauche, un territoire délimité ;
avec des lois, drainage, moisson,
de l’Ouest à l’Est sous sa juridiction.
à l’ouest le long des courants d’eaux
le long des rives pentues de Ji
et prit Dame Jiang en compagnie
pour bâtir la Maison de la Dynastie.
Les sombres violettes emplissent la plaine
de Zhou et les chardons tendres comme du manioc
là où Tan commence son plan
lors il invoque
l’ordre d’une carapace brûlée par la divination.
« Quand ? maintenant ; où ? ici ; tout est bon »
répond la carapace, « bâtir des murs ad hoc. »
Il donna à ses hommes confort et tranquillité,
installa, droite et gauche, un territoire délimité ;
avec des lois, drainage, moisson,
de l’Ouest à l’Est sous sa juridiction.
un tuteur pour former les maçons débutants
à lui bâtir une maison, à leur agencer un foyer ;
avec cordeau, charpentes tendues, et corde,
éleva un temple à ses ancêtres
avec de larges ailes ouvertes à l’air vif.
Dans les paniers, la terre pour faire le mur, chaux à l’appel ;
ils l’étalent par strates à l’aide des palettes, grattent
et jettent, grattent, répètent,
chaque jour mille cinq cent mètres,
plus vite que les tambours battent.
Ainsi élevèrent-ils un grand pont-levis
une porte et une autre porte au palais avec une herse ;
ils bâtirent le grand autel des enfers
pour les sacrifices offerts avant la guerre
ou toute autre grande entreprise.
Il y eut bien quelque chienlit qu’il ne sut détruire
mais son honneur ne cessa de grandir ;
il éclaircit les buissons épineux et les chênes
afin de tracer une route pour les voyageurs
et décourager les casseurs cachés découverts.
Puis le Roi Wen ramena à l’urbanité
les seigneurs de Yu et de Juyi
il leur enseigna la révérence et la consistance,
et à dire : « après vous », et : « je vous en prie »,
et : « pas de place à la barbarie. »
L’analyse du geste créateur qui travaille avec (ou derrière, ou par, ou dans) cette chanson hagiographique n’est pas sans rappeler, quoiqu’elle s’énonce trois mille ans plus tôt et dans l’ambiguïté du chant, la nomadologie de Mille Plateaux. De la prolifération rhizomique des animaux humains à leur territorialisation, de l’agencement du lieu par les machines (plus ou moins abstraites) à une double opération de déterritorialisation (par les routes et par la politesse), de la constitution de l’appareil d’État à l’embuscade des machines de guerre, on peut procéder à une lecture deleuzo-guattarienne de ce poème antique. Nul ne doutera pourtant que cette éventualité même soit due à la double déterritorialisation subie par la chanson, traduite du chinois en américain par un poète fasciné par l’appareil d’état fasciste, Ezra Pound – puis de l’américain en français par un auteur sortant la tête de Mille Plateaux. 那so what 了 ? Cette ritournelle n’offre-t-elle pas une description suggestive, dans sa reconstruction fictive elle-même, du sens et des enjeux de la constitution des territoires ? C’est le pari des pages qui suivent ; un urbaniste et un poète (mais qui fait quoi ?) y déconstruisent Shanghai, portrait en sept ritournelles.
La ville n’est pas qu’une ville d’abord la ville n’est pas
car sous la prise des noms, échappant aux griffes du Begriff, à Shanghai comme partout, la terre est d’abord ce qui file entre les doigts s’envole
évanouie l’idiote
emportée par le vent
du large – lentement car l’air humide est faible. Le vent
dirige les courants les voiles
oriente le gourmand le vent porte les particules
stagnant élégamment (la sédiment
ation excitée transformée) des pollutions. Puis des obstacles
sur le sol meuble
des constructions sur pieux, des poteaux en
foncés profond, ou par radié, semelle filante répartissant
la charge les mouvements de terre, matières
On sépare les maisons de ↓ . Le vent
porte avec lui les cendres, il se souvient des incendies, des explosions. Les cendres tombent, un peu, s’accumulent sur un sol nouveau
libre. Le vent qui emporte la terre : c’est un
inestimable sablier.
car sous la prise des noms, échappant aux griffes du Begriff, à Shanghai comme partout, la terre est d’abord ce qui file entre les doigts s’envole
évanouie l’idiote
emportée par le vent
du large – lentement car l’air humide est faible. Le vent
dirige les courants les voiles
oriente le gourmand le vent porte les particules
stagnant élégamment (la sédiment
ation excitée transformée) des pollutions. Puis des obstacles
des constructions sur pieux, des poteaux en
foncés profond, ou par radié, semelle filante répartissant
la charge les mouvements de terre, matières
soudain
On sépare les maisons de ↓ . Le vent
porte avec lui les cendres, il se souvient des incendies, des explosions. Les cendres tombent, un peu, s’accumulent sur un sol nouveau
libre. Le vent qui emporte la terre : c’est un
inestimable sablier.
风火墙
au milieu de la terre
les agencements de l’eau ont amplifié le lit des siècles
les canaux sur la ville quartier
se love au creux d’une molécule
tournée vers sa région prospère
une ville portuaire à l’intérieur des terres
a retrouvé sa position de port de force
les habitants utilisent l’eau, la voûtent, marchent dessus,
et les routes deviennent aux canalisations.
les agencements de l’eau ont amplifié le lit des siècles
la rivière pour Suzhou s’ensevelit et se réduit
le Huangpu Jiang change le cours d’histoire
la ville molé culaire Shanghai prend forme
les canaux sur la ville quartier
se love au creux d’une molécule
tournée vers sa région prospère
une ville portuaire à l’intérieur des terres
a retrouvé sa position de port de force
elle avala les eaux sans boire la tasse,
a pris sa forme au territoire
dessiné des canaux. Dans la vieille ville
chinoise comme en dehors des rêves
les rivières sont les voies d’accès, maisons rapprochentde plus en plus, bientôt
leurs cours sont balisés, cana
lisés et leurs abords construits,
et des chemins piétons y courent, s’y accolent,les habitants utilisent l’eau, la voûtent, marchent dessus,
et leurs lits s’amenuisent
et les routes deviennent aux canalisations.
Lors l’habitat vernaculaire revient aux animaux
des fermes à cour carrée à la fin du 19ème siècle
et hui les immeubles massifs
germent autour
du « patrimoine » dans les territoires fertiles où les promoteurs pleuvent s’ils peuvent construire des temples et des exemples de
femme qui s’offre un lifting, Shanghai tentaculaire,
ient, pas de cœur, des artères, une ville en marche… Ils
parlent anglais Old Shanghai is Bergson Elan vital you know in the raw so to speak, and with the lid off ain
si qu’Aldous Huxley dit
mais la forme d’une ville… la forme d’une ville…
dans l’énergie des membres
de ses habitants métissés, migrants et solitaires
la forme d’une ville est issue des mélanges et des mo
bilités la forme d’une ville se transforme et dé
coupe
est de tous nous grouillons elle
chante pourtant
le battement sans cœur chanson sans langue
qui déterre les ritournelles
lilong nuages terre
le terrier familier
et les matières des savoir-fairelocaux
agencements
dont le lilong est la figure autourdes fermes à cour carrée à la fin du 19ème siècle
et hui les immeubles massifs
germent autour
du « patrimoine » dans les territoires fertiles où les promoteurs pleuvent s’ils peuvent construire des temples et des exemples de
– qui sont ces hommes,
sont les fils de quels pères, les sons de quel Pater ? Sont la ville, corps vivant, une jeunefemme qui s’offre un lifting, Shanghai tentaculaire,
pute d’Or
ient, pas de cœur, des artères, une ville en marche… Ils
parlent anglais Old Shanghai is Bergson Elan vital you know in the raw so to speak, and with the lid off ain
si qu’Aldous Huxley dit
mais la forme d’une ville… la forme d’une ville…
dans l’énergie des membres
de ses habitants métissés, migrants et solitaires
la forme d’une ville est issue des mélanges et des mo
bilités la forme d’une ville se transforme et dé
coupe
les centres
c’est un corps sans or ganes et elle n’a pas de cœur
en marche elle n’est le contrôle de personneest de tous nous grouillons elle
la double-pince, ce qui
grouille dans la ville c’est nous,
« nous » immense et qui n’a pas de
bouche pour dire « je »
chante pourtant
le battement sans cœur chanson sans langue
qui déterre les ritournelles
lilong nuages terre
prélève sur le milieu
du territoire
et Xinchang devient la saline
tu comprends
un paysage en frange
les mouvements de mer
elle arrive et elle se retire
et le mât des bateaux qui foncent sur la grève
la verge des marins offrant
aux femmes allongées l’enfant qui porte leur visageposé par sédimentation
comme du sel
sur leurs organes vierges
(qui entend bien ce phénomène est père
d’une s.)
, chaque projet urbain s’insère dans le territoire de la ville, chaque décisionnaire se positionne rapport à son voisin, décide de s’insérer dans le tissu,
, les objectifs de la municipalité et les projets des différents arrondissements se pincent, ceinturent, les lignes relient des points, s’intègrent dans des formes urbaines horizontales verticales, diagonales tracent les contours sans forme de zones arborescentes, binaires circulaires, segmentaires,
, des urbanistes hypothétiques ont formé un plan en 91 pour 2020, une ligne de conduite, les CBD leurs formes sont conservés, les réseaux continuent de vibrer, les CBD les villes-nouvelles identifiables unitairement entre des espaces verts qui les séparent,
(mais l’histoire se répète, la puissance des flux qu’ils génèrent est devenu aimant à investissement, les)
, les corridors urbains s’étirent, rétrécissent, s’approchent des entrées d’autoroutes, pas de codage ou décodage contrôlé, de ligne directrice, de normal pour créer de l’anormal,
, au 21ème siècle, les strates urbaines sont si variées et si multiples que l’agenceur peut générer codage en fonction de son décodage, lire l’environnement à partir du projet de transformation, catapulte d’idées,
(il trouvera plus tard manière d’y adapter le territoire et sublimer les larmes d’habitants qui pleurent, déplacés, colonies de nuages)
, les objectifs de la municipalité et les projets des différents arrondissements se pincent, ceinturent, les lignes relient des points, s’intègrent dans des formes urbaines horizontales verticales, diagonales tracent les contours sans forme de zones arborescentes, binaires circulaires, segmentaires,
, des urbanistes hypothétiques ont formé un plan en 91 pour 2020, une ligne de conduite, les CBD leurs formes sont conservés, les réseaux continuent de vibrer, les CBD les villes-nouvelles identifiables unitairement entre des espaces verts qui les séparent,
(mais l’histoire se répète, la puissance des flux qu’ils génèrent est devenu aimant à investissement, les)
, les corridors urbains s’étirent, rétrécissent, s’approchent des entrées d’autoroutes, pas de codage ou décodage contrôlé, de ligne directrice, de normal pour créer de l’anormal,
, au 21ème siècle, les strates urbaines sont si variées et si multiples que l’agenceur peut générer codage en fonction de son décodage, lire l’environnement à partir du projet de transformation, catapulte d’idées,
(il trouvera plus tard manière d’y adapter le territoire et sublimer les larmes d’habitants qui pleurent, déplacés, colonies de nuages)
chaque Shikumen et lilong
porte son nom. On tend des bannières rouges
entre les briques et des feuillages broc
Shanghai écrite
dans ses néons
de caractères
calligraphiés
qu’un vieillard trace d’une pointe d’eau
sur le sol de Fuxing
parc une seconde néant
de l’autre côté des grilles un chauffeur de taxi
dessine l’idéogramme
dans une main que le client
ne comprend pas
ce n’est pour lui qu’une peau tannée
et l’autre voit qu’un texte prolifère
déjà les accents se mélangent
entre les portes sur lequel se posent les signes
plus importants que les poignées
car le nom dure plus que les fleurs
plus encore que les pierres sur les tombes des morts
« Laoximen »
porte son nom. On tend des bannières rouges
entre les briques et des feuillages broc
Shanghai écrite
dans ses néons
de caractères
calligraphiés
qu’un vieillard trace d’une pointe d’eau
sur le sol de Fuxing
parc une seconde néant
de l’autre côté des grilles un chauffeur de taxi
dessine l’idéogramme
dans une main que le client
ne comprend pas
ce n’est pour lui qu’une peau tannée
et l’autre voit qu’un texte prolifère
déjà les accents se mélangent
entre les portes sur lequel se posent les signes
plus importants que les poignées
car le nom dure plus que les fleurs
plus encore que les pierres sur les tombes des morts
« Laoximen »
Personne ne s’accorde la vie
en collectivité forcée
produit des corps drogués de haine
les enfants passent en chantant
les habitants forment les centres
des villes d’ aujourd’hui ils bougent
comme des machines abstraites
les enfants passent en chantant
Chine fermée ou Chine ouverte ?
purs ou métis comme des lilong
dans les villes- nouvelles allemandes
les enfants passent en chantant
on dégorge le centre-ville
vers le confort des lieux de ban
les distances et le temps dilatent
les enfants qui passent en chantant
parfois l’État ajoute aux routes
de déplacer les peuples longs
qui dénoncent la corruption
les mandarins passent en chantant
en collectivité forcée
produit des corps drogués de haine
les enfants passent en chantant
un habitant est un dragon
deux habitants sont des cochons
cents habitants sont comme des moustiques
les habitants forment les centres
des villes d’ aujourd’hui ils bougent
comme des machines abstraites
les enfants passent en chantant
un habitant est un avion
deux habitants sont des camions
cents habitants sont comme des sandales en plastique
Chine fermée ou Chine ouverte ?
purs ou métis comme des lilong
dans les villes- nouvelles allemandes
les enfants passent en chantant
un habitant fait un canton
deux habitants font une région
cents habitants font comme une Terre élastique
on dégorge le centre-ville
vers le confort des lieux de ban
les distances et le temps dilatent
les enfants qui passent en chantant
un canton se fait en camion
et une région en avion
la Terre en sandale en plastique
parfois l’État ajoute aux routes
de déplacer les peuples longs
qui dénoncent la corruption
les mandarins passent en chantant
un habitant nous le droguons
deux habitants nous les couchons
cent habitants nous ouvrons l’arme automatique
la ville est un corps sans organes
que des artères et pas de centre
pas de bouche de langue ou de dents
dit le fou
pour entonner cette chansonc’est un dragon nous le couchons
les deux cochons nous les droguons
la tique est la muse des moustiques.
En écho à Mille Plateaux, plateau 15 - Jérémy Cheval & Pierre Vinclair - 9 Mars 2015